Entretien avec Xabi Molia

réalisateur du film '8 fois debout'

'Huit fois debout', le film de Xabi Molia, sort sur les écrans le 14 avril 2010. Entretien avec le réalisateur qui nous parle en particulier d'Elsa, son personnage principal, interprété par Julie Gayet aux côtés de Denis Podalydès. 'J'avais envie de mettre en scène une femme
qui se bat dans un monde pas forcément fait pour elle', dit-il. Elsa est une femme seule avec un enfant. Face au chômage de masse, jusqu'à
quel point faut-il se renier pour trouver une place ? Jusqu'où mentir et s'adapter pour se faire accepter ?

Entretien avec Xabi Molia

*Xabi Molia
Xabi Molia, 31 ans, entre en littérature à 22 ans avec « Fourbi » (2000), un premier roman publié
chez Gallimard. Après des études de lettres à l'Ecole Normale Supérieure, il poursuit une carrière de
romancier (couronnée par une Bourse d'écrivain de la Fondation Lagardère) et entreprend de réaliser
ses premiers courts-métrages.
En 2009, il réalise son premier long métrage 'Huit fois debout'

Cinéma
Avec vautours (23') —, 2003/
L'invention du demi-tour (16') —, 2006/
S'éloigner du rivage (23') - 2007/
Huit fois debout (1h43) —, 2009

Publications
Fourbi, Gallimard, roman, collection Blanche —, 2000/
Supplément aux mondes inhabités, roman, Gallimard, collection Blanche —, 2004/
Le contraire du lieu, poésie, Gallimard, collection Blanche —, 2005/
Reprise des hostilités, roman, Seuil, collection Fiction et Cie —, 2007/
Vers le Nord, bande dessinée, Sarbacane, dessins d'Élodie Jarret - 2009


Vous êtes l'auteur de plusieurs romans,
qu'est-ce qui vous a amené au cinéma ?


Je suis persuadé que j'écrirai toute ma vie,
j'espère que je ferai d'autres films, mais je
me définis d'abord, même si je ne suis pas
sûr que ce soit un métier aux yeux du Pôle
Emploi, comme un raconteur d'histoires.
Ce qui m'a amené à tourner un film, c'est
la conviction que les récits requièrent des
supports d'expression différents. Certaines
de mes histoires ont vraiment besoin de la
littérature pour être racontées. Et je sens
que d'autres ne pourront pas prendre
forme sans le cinéma. Je ne saurais pas,
par exemple, écrire un roman dont
l'intrigue se déroule en pleine nature,
dans un monde sauvage. Les mots me
manqueraient, et ça me paraîtrait très
fabriqué. Alors que le cinéma, dès qu'il
est dans la nature, dans l'errance, me
passionne. Depuis le début, pour moi,
Elsa - mon personnage principal - c'est
un visage, un corps qu'on accompagne. Il
fallait que je le voie, que je le rende visible.

Lorsque le film débute, Elsa a déjà
eu une vie sentimentale, un enfant,
sans doute du travail. Qu'est-ce qui fait
que le mécanisme s'est cassé ?


J'avais envie de mettre en scène une femme
qui se bat dans un monde pas forcément
fait pour elle. Un personnage confronté
à des difficultés très actuelles qui peuvent
se présenter à tous. Je voulais filmer
ces modes de vie, ou de survie, très
vulnérables, dont on sait qu'ils peuvent
se dérégler au moindre accident. Beaucoup
de gens sont à l'abri, non pas de l'accident,
mais de ses conséquences. Si ça se passe
mal, des réseaux de solidarité, la famille,
les amis, interviennent. Alors qu'Elsa est
toute seule. Elle n'est pas protégée.
Du coup, pour elle, la vie peut basculer
à tout moment.

Julie Gayet, interprète Elsa dans 'Huit fois debout'

Elle ne ressemble en rien
aux stéréotypes de la femme déchue,
en rupture de ban.


J'ai voulu travailler sur une fragilité
existentielle plus que sur une position
sociale. Parler de ce sentiment de précarité
qui se diffuse désormais dans presque
toutes les couches de la société. Beaucoup
de gens connaissent ces angoisses : peur
de la perte d'emploi, du domicile,
et volonté, malgré tout, de sauver
les apparences. J'ai réalisé d'abord un
court-métrage, S'éloigner du rivage,
dont le film est inspiré, mais qui est
beaucoup plus sombre, marqué par une
volonté naturaliste. Et puis je me suis dit
que ce travail-là, ce n'était pas le mien.
Il faut passer du temps sur le terrain,
enquêter, revendiquer un premier degré,
aussi, et je n'ai pas ce tempérament.
Cependant, j'ai grandi avec le spectre du
chômage de masse, qui nous apparaissait
comme une sorte de maladie honteuse.
Je suis né dans un milieu plutôt protégé,
mes parents me disaient que ça ne me
concernait pas. Mais l'incertitude frappe
partout, je la ressens même chez des amis
qui ont fait de longues études. Et j'ai pensé
qu'il fallait, en trouvant ma manière, que
j'arrive à parler de ça, de ces moments de
l'existence où chacun risque de décrocher.
Ce qui est frappant, c'est la subtilité
de l'évolution d'Elsa, qui avance par
petites touches presque imperceptibles.
Je voulais qu'on voie le personnage d'Elsa
progresser, mais en suivant une trajectoire
vraisemblable, faite de renoncements,
d'allers-retours entre des attitudes
contraires, et aussi de résistance,
d'indiscipline. Elsa se pose en fait
la question du compromis : jusqu'à
quel point faut-il se renier pour trouver
une place ? Jusqu'où mentir et s'adapter
pour se faire accepter ? Et je voulais aussi
éviter un happy end intégral, dans lequel
tout converge vers le bonheur, tout se
résout miraculeusement. À la fin de Huit
fois debout
, Elsa n'a pas forcément trouvé
sa place, elle ne s'est pas transformée
en gagneuse. Mais elle n'a plus honte
d'elle-même. Le bonheur ne passe pas ici
par le changement de statut, ni par la
modification des apparences, mais par un
déplacement interne qui fait qu'à travers
ce qu'Elsa a vécu, elle a réglé son rapport à
soi et son rapport aux autres, notamment
à son fils.

C'est aussi un film qui oscille entre
plusieurs univers, dont des aspects
de comédie. Ce mélange de genres n'est
pas une spécificité très française...


Pendant longtemps, je ne me suis pas
vraiment intéressé au cinéma français contemporain. J'étais plus attiré par des
films venus d'ailleurs, des cinéastes de la
sobriété, iraniens, japonais... et aussi par
un certain cinéma américain qui refuse
un partage trop tranché entre des genres
donnés. Je pense à des films récents
comme Half Nelson ou Les Berkman se
séparent
, qui sont des drames avec une
texture de comédie. Au coeur des situations
les plus désespérantes se loge toujours
quelque chose de dérisoire et de
potentiellement drôle. Je n'avais pas envie
de renoncer à ce mélange. Parce que c'est
de cette façon que je m'en sors dans la vie :
quand il m'arrive une catastrophe, je me
dis « Bon, mais au moins, quand
je le raconterai, ce sera marrant ».

On pourrait facilement définir
les personnages d'Elsa et de Mathieu
comme des ratés, pourtant le regard que
le film porte sur eux est d'une grande
humanité, d'une grande tendresse.


J'aime les losers. Il y a en eux (je devrais
dire en nous, parce qu'on se sent tous bien
souvent membres de la confrérie) des
choses qui me plaisent depuis toujours.
Tout loser a envie de sortir de son état
et cette ambition est déjà source de récit.
Mais en même temps, les « beautiful losers »
ont en eux quelque chose qui résiste, une
obstination à être « en dehors », à faire les
mauvais choix, parfois en connaissance
de cause.

Denis Podalydès, de la Comédie Française, interprète le personnage de Mathieu dans 'Huit fois debout'

Est-ce à dire qu'en fait ceux que
la société considère comme des « ratés »
n'en sont pas ?


Il y a des hommes et des femmes qui sont
profondément des victimes, qui évoluent
dans un univers au départ tellement
hostile que c'est horriblement compliqué
pour eux de s'en sortir. Mais il existe aussi
des gens qui vivent une forme d'échec dans
lequel se formule une manière de
résistance. Le personnage de Mathieu est
plus explicitement dans cette situation : il
essaie lui aussi de s'intégrer, et en même
temps il éprouve un bien-être dans
sa marginalité. Je voulais que
la perception de Mathieu puisse évoluer au
cours du film, qu'il devienne séduisant
dans le regard d'Elsa. Mathieu connaît une
sorte de métamorphose, discrète. Dans la
forêt, qui est l'un des lieux contemporains
du déclassement, lui, il se trouve plutôt
bien. Et il devient une sorte d'homme des
bois, adapté à cet environnement nouveau.
Huit fois debout est rythmé pas
des entretiens d'embauche
invariablement catastrophiques et
en même temps extrêmement drôles.
J'ai toujours eu une fascination pour
ce rituel de l'entretien d'embauche. C'est
quelque chose de très cinématographique :
un moment de comédie où chacun est
installé dans un rôle mais où pourtant
personne n'est dupe. Je voulais voir
comment les rôles peuvent se fissurer,
autant chez la personne interrogée que
chez celle qui interroge. La DRH, par
exemple, pendant l'entretien d'Elsa qui
se passe le plus mal, est dans une forme
d'inflexibilité , on sent en même temps
qu'elle est contrainte par sa fonction à une
dureté qui n'est pas la sienne.
Ce décrochage entre ce qu'on est
et ce qu'on doit avoir l'air d'être crée,
chez mes personnages, un mensonge
permanent.


Elsa passe en effet beaucoup de temps
à mentir. Et elle semble désarmée quand
elle doit dire la vérité.


Le langage de l'intime est ce qu'elle
maîtrise le moins. Elle s'est construit
une capacité minimale à dialoguer avec les
autres, à leur présenter ce qu'ils attendent
d'elle, parfois même à les manipuler. Elle
est capable de produire le bon mensonge
au bon moment, et puis, lorsqu'elle est
touchée, dans ses rapports amoureux,
dans ses désirs, elle se trouve démunie.
Dès qu'elle doit parler d'elle-même, elle est
désemparée et les mots se dérobent.
Je crois qu'on ne sait pas trop ce qu'il faut
penser d'Elsa. Parfois on compatit, parfois
au contraire on ne peut pas car elle
se comporte trop mal. J'aime bien l'idée
qu'un personnage échappe au jugement.

La question du travail prend une place
importante dans la vie des personnages
et pourtant il est évident que leur
bonheur ne passe pas par là. Est-ce une
manière de rejeter le discours ambiant
sur la valeur travail ?


Ce discours sur la France qu'il faudrait
« remettre au travail » est tenu par des
gens qui travaillent finalement assez peu,
qui vivent dans l'aisance. Ils sont intimement
convaincus qu'il faut que la France
travaille, mais « la France », c'est trop
souvent les autres. Malheureusement,
pour beaucoup de gens, le travail c'est
le temps qu'on doit perdre à gagner de
l'argent pour s'offrir quelques moments
agréables. J'ai toujours eu une aversion
profonde pour le monde de l'entreprise,
très oppressant à mes yeux : les rapports
hiérarchiques, les mêmes têtes chaque
jour, les conversations mornes au déjeuner,
je crois que ça me paniquerait !
De nos jours, il y a une forme de normalité
sociale qui passe par le travail. Et une
incompréhension devant des gens qui
sont dans le refus de cette norme et de
la pression très forte qu'elle exerce sur
chacun d'entre nous. Les personnages
de mon film connaissent l'impératif
de trouver un emploi, cependant c'est
un impératif qui ne recoupe jamais leurs
désirs. L'objectif, pour eux, c'est de sauver
les apparences. Or, à partir du moment où
une personne essaie d'avoir l'air intégrée,
elle produit de la fiction, une distance se
crée de soi à soi. Cette distance peut
conduire au mensonge, au malentendu,
et à la comédie.

Comédie, drame, étude psychologique...
Est-ce que Huit fois debout n'est pas
aussi une histoire d'amour ?


J'adore les vieilles comédies romantiques
hollywoodiennes, ces histoires parfaites où
deux êtres faits pour s'aimer surmontent
les obstacles et finissent par se retrouver.
Dans Huit fois debout, l'histoire d'amour est sans cesse désamorcée parce qu'Elsa
n'est pas disponible pour la vivre, ce qu'elle
dit à Mathieu. Elsa et Mathieu sont deux
personnages à la fois proches et pas tout
à fait sur la même longueur d'onde. Ils
n'arrêtent pas de se rater. C'est aussi ce qui
m'intéressait : ces moments de vie
où on est seul, peut-être parce qu'on est
malchanceux, mais aussi parce qu'on n'est
pas disposé à être avec les autres. Elsa est
un personnage au départ fuyant, sur
la défensive, mais qui va trouver à un
moment donné la force de « revenir ».

Quand ils perdent leur logement, Elsa et
Mathieu vivent dans une forêt, mais
vous filmez cette dérive de manière
très poétique et élégiaque.


Ça vient pour moi d'une envie forte de
cinéma, celle de filmer des personnages
dans des paysages, d'inscrire des corps
dans les grands espaces. J'aime beaucoup
Last Days et Gerry de Gus Van Sant ou
encore Old Joy de Kelly Reichardt. Et puis
cela vient aussi d'une envie héritée sans
doute de mon enfance dans le Pays
Basque, de cette vie de grand air et de
randonnées que j'ai connue là-bas.
J'ai découvert un peu par hasard que
beaucoup de gens vivent en forêt à la
lisière de Paris. Ils ont la possibilité de
récupérer un territoire, de s'organiser.
Durant l'écriture du film, j'ai rencontré
dans les bois un ancien légionnaire,
parfaitement adapté à cette vie, qui avait
un monde très construit. On a essayé de
faire des démarches pour qu'il trouve un
foyer mais on a senti que ça bloquait,
qu'il ne voulait pas. Dans mon film, la forêt est un lieu où pourrait s'élaborer une contre-société, un monde alternatif où
existe la possibilité de vivre mieux.
Mathieu fait d'ailleurs cette proposition à
Elsa. Et elle éprouve la tentation de tout
quitter pour un milieu où elle pourrait
se sentir en harmonie. Mais rester dans
la forêt, ce serait renoncer aux autres.
Et parmi ces autres, il y a son fils.


Elsa est aussi un personnage de mère
qui ne sait pas comment s'y prendre, qui
ne sait pas comment être mère.


Dans notre société, la « mauvaise mère »,
est impardonnable, beaucoup plus que
les pères défaillants. Ça se sent bien
d'ailleurs dans la sévérité avec laquelle
certaines femmes sont traitées dans
les affaires judiciaires. Cela relève là aussi
du statut : se conformer à des attentes,
des exigences. Elsa est dans une double
défaillance, professionnelle et familiale.
Quand on a travaillé sur les origines
du personnage, Julie Gayet me disait
qu'elle imaginait qu'Elsa avait connu
le syndrome du baby blues de manière
aiguë, à cause de son incapacité à endosser
son rôle de mère. On a travaillé à partir
de ça, de cette origine secrète. Elsa n'arrive
pas à se conformer à ce rôle social de la
mère responsable et prévoyante. Mais de
nos jours, on n'a pas le droit de douter
que c'est formidable d'avoir des enfants,
que c'est épanouissant. Elsa, elle, ne sait
pas comment dire qu'elle aime son fils.

Comment s'est constitué le couple Julie
Gayet / Denis Podalydès ?


A l'origine du film, il y a mon courtmétrage,
S'éloigner du rivage, dans lequel
jouait Julie et où s'esquissait
le personnage d'Elsa. On a eu envie d'aller
plus loin avec ce rôle. Mais nous l'avons
fait en changeant de tonalité, et en optant
pour un registre à la fois grave et amusé,
dans un entre-deux qui nous ressemble
davantage. Pour Mathieu, j'avais envie
d'un acteur qui puisse jouer
la marginalité, mais une marginalité
très consciente, à la fois jouissive
et intellectuelle, ce que Denis a apporté.
J'avais aussi envie de travailler sur
des choses qui sont propres à son énergie,
ce côté « monologuiste » délirant.
D'ailleurs, la séquence « du doute »
a été rajoutée sur le tournage, après
une première scène d'entretien qui nous
plaisait beaucoup. Et puis, plus
secrètement, je crois que je voulais aussi
bousculer l'image habituelle de Denis et le
transporter en pleine nature, pour en faire
un homme des bois. Julie m'a soufflé
qu'avec une barbe de cinq jours, ce n'était
plus du tout le même homme. Et elle avait
raison : pendant le tournage, quand
je le regardais marcher dans la forêt,
je me disais « Bon sang, mais c'est John
Wayne ! »

Source : dossier du film


Lire également : 'Huit fois debout' - Julie
Gayet, Denis Podalydès

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Photos dossier UFO Distribution



Par Nicole Salez

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