Exposition Modigliani - Saint-Tropez

Au Musée de l'Annonciade, jusqu'au 18 octobre 2010

Le Musée de l'Annonciade, à Saint-Tropez (83), présente jusqu'au 18 octobre l'exposition Amedeo Modigliani. L'occasion de redécouvrir ce peintre d'exception...




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Une œ,uvre rare

Jusqu'au 18 octobre, l'œ,uvre de Modigliani est à redécouvrir au Musée de l'Annonciade de Saint-Tropez (83). Aimé du public pour sa légende, Modigliani est aujourd'hui encore un des artistes les plus recherchés et même s'il figure en bonne place dans les plus prestigieux musées du monde, son œ,uvre est rare et les prêts souvent impossibles, d'où la difficulté pour rendre hommage au maître de Livourne.

Toutefois, les 45 peintures et dessins présentés dans l'exposition Amedeo Modigliani montrent les différentes facettes de son œ,uvre. L'exposition s'appuie également sur l'ensemble rare des dessins qui montre l'un des aspects essentiels de Modigliani. Son œ,uvre graphique, brillant, aussi virtuose que Matisse ou Picasso, souvent relégué au second plan et pourtant si indispensable à la compréhension de son travail plastique, est ici à l'honneur.


Un art atypique

C'est après plusieurs essais dans des domaines différents que Modigliani commence seulement à trouver son propre style. Physiquement trop fragile, il doit abandonner, à son grand désespoir la sculpture pour s'essayer à d'autres styles avant d'atteindre une forme d'expressionnisme sombre et triste.

Un art atypique pour son époque, empreint de références italiennes mais aussi impressionniste, fauve, cubiste et art primitif.
Les œ,uvres présentées permettent de saisir tous les passages, tous les emprunts pour s'ouvrir sur un style unique hors du monde et des contingences quotidiennes.


Un peintre d'exception

Cette exposition, grâce au catalogue qui l'accompagne permettra au public de découvrir non plus un artiste suiveur, beau peintre, pleins de références à l'Italie sa terre natale, ne vivant que dans l'alcool, la drogue et l'amour, mais un vrai peintre d'exception, en quête d'une intériorité des êtres pour chacune de ses œ,uvres et en quête de références plutôt que sous influence. Le catalogue doit permettre de constater que les préoccupations de Modigliani sont identiques à celles de tous les artistes de l'avant-garde parisienne de l'époque.

- Commissariat : Jean-Paul Monery, Conservateur en chef


Anthologie

Cent tableaux de Modigliani

Jacques Lassaigne, introduction in «Cent tableaux de Modigliani», Galerie Charpentier, Paris, 1958.

«Il ne cesse de dessiner, fortifiant la ligne pour lui faire contenir les formes qu'il a appris ainsi à dégager.
Les premières toiles qu'il expose aux Indépendants s'inspirent de ces inflexions caractéristiques, mais il faut
attendre quelques années pour que cette évolution aille à son terme et pour que Modigliani réussisse à
exprimer dans les deux dimensions du tableau cette prééminence des volumes.

Il y parvient en donnant à la
ligne un rôle constructif déterminant. Celle-ci n'est pas l'arabesque qui distribue ou borne la couleur comme
chez Matisse, ni le signe expressif en lui-même comme chez Dufy, mais une sorte de cordon nourricier qui
détermine la profondeur, répartit les masses et amène au premier plan des images de chair qui s'ouvrent
comme des fleurs. Cet épanouissement de la ligne se réalise d'abord dans les Cariatides aquarellées qui
constituent une des transitions les plus curieuses entre la sculpture et la peinture.

Et vers 1915 Modigliani
atteint presque d'un seul coup sa plénitude et sa maturité de peintre.»


Des portraits et des nus

«Quatre années de production intensive lui suffiront pour accomplir une oeuvre qui ne pouvait guère
aller plus loin. Le fait qu'elle comporte seulement des portraits et des nus marque un choix et non une limite.

Si les poses sont presque toujours les mêmes dans leur fixité, si le décor s'efface dans une espèce de neutralité
et de grisaille, c'est pour mieux hausser le sujet et l'offrir à notre contemplation. Rien ne s'interpose plus entre
le spectateur et la création de l'artiste, rien, pas même le modèle, bientôt oublié et dont ne subsiste que l'idée.

N'est-ce pas à travers les images multiples le même masque méditatif qui se révèle à nous, légèrement penché,
laissant filtrer par deux fentes uniformément bleues, vertes ou noires, un regard d'autre monde ? N'est-ce pas
le même corps horizontalement jeté en travers de la vie ?

Visage et corps, Modigliani ne se contente pas de leurs apparences , il leur donne une chair, une
structure qu'il crée et où s'exprime cet idéal de beauté primitive et raffinée à la fois qu'il s'est forgé en
interrogeant les maîtres italiens et les mosaïques de Byzance. Ses couleurs ne sont jamais imitatives , il a
recours à de larges plans d'ocre, d'orange, de terre rougeâtre et brûlée qui sont à l'opposé des fragiles et
passagères palpitations de la vie.»


La grâce et la légereté

«Cette oeuvre essentiellement inspirée par l'amour et le sentiment de fraternité s'éloigne à mesure
qu'elle se développe de toute sensualité et de toute complaisance. Le jeu des formes, de plus en plus
complexe, à mesure qu'il est plus désintéressé, devient d'une extraordinaire virtuosité. Dans ses derniers
portraits, Modigliani résiste cependant à la tentation du maniérisme : son oeuvre reste jusqu'à son terme sans
faiblesse, ses créatures paraissant seulement s'incliner à la fin vers la grâce et la légèreté des ombres (...).»




Souvenirs de Paul Alexandre

Noël Alexandre, « Souvenirs de Paul Alexandre » in, Modigliani inconnu, Fonds Mercator, Albin
Michel, Paris, 1983.


« Modigliani charmait dès l'abord. Faisant confiance à l'inconnu qu'on lui présentait, il se montrait sans
masque, sans paravent, sans réticences. Il avait quelque chose de fier dans l'attitude, et une poignée de main
loyale. Modigliani, c'était « une noblesse excédée » pour reprendre une expression de Baudelaire qui lui va à
merveille.

Tout de suite j'ai été frappé par son talent extraordinaire et j'ai voulu faire quelque chose pour lui.
Je lui ai acheté des dessins et des toiles, mais j'étais son seul acheteur et je n'étais pas riche. Je l'ai introduit
dans ma famille. Il avait déjà enracinée en lui, la certitude de sa propre valeur. Il savait qu'il était un initiateur,
pas un épigone, mais il n'avait encore aucune commande. Je lui ai fait faire le portrait de mon père, de mon
frère Jean et plusieurs portraits de moi.

Sa mère lui envoyait presque chaque mois de petites sommes d'argent,
mais à part cela il ne voulait vivre que de son art. D'autres artistes pauvres, Brancusi et les autres, se faisaient
de l'argent à l'occasion en faisant la plonge dans les restaurants, en allant sur les quais en débardeurs ou bien
en s'astreignant à cirer des parquets ou à faire les lits dans les hôtels.

Pour Modigliani, il n'en était pas
question. C'était un aristocrate né. Il en avait l'allure, il en avait les goûts. Ce fut l'un des paradoxes de sa vie :
aimant la richesse, le luxe, les beaux vêtements, la largesse, il a vécu dans la pauvreté, sinon dans la misère.

C'est qu'il avait pour son art une passion exclusive. Pas question d'abandonner même un instant pour des
tâches sordides à ses yeux ce qui faisait sa raison d'être. Il était très indépendant.

Il aimait être seul avec moi
ou avec l'un ou l'autre de ses amis : Czobel, de Souza Cardoso (qui travaillait dans un atelier relativement
luxueux, et qui a publié un album de vingt dessins où l'influence des conceptions de Modigliani est visible) ou
encore Max Jacob, ce poète alchimiste qui excitera son goût pour la magie et pour l'occultisme que l'on
trouve dans les signes cabalistiques de quelques uns de ses dessins.


Brancusi, l'ami

«Tout comme Max Jacob, Modigliani fut
un grand amateur de correspondances mystérieuses. Si différent qu'il fût de Brancusi, j'ai eu l'intuition que
dans leur art ils étaient faits pour se comprendre. Plus tard c'est Brancusi qui lui trouvera son atelier de la rue
Falguière et qui l'aidera à préparer son exposition. Ils n'ont jamais travaillé dans le même atelier, par
indépendance et aussi par manque de place, mais ils se voyaient souvent et partageaient volontiers le pain.

Brancusi était nettement plus âgé que Modigliani. A l'époque il n'était pas plus connu que lui et il était aussi
pauvre mais il s'organisait mieux.

Il est faux de croire que l'un des deux ait pu être le maître de l'autre. Ils
étaient très différents, mais l'un et l'autre avaient en commun d'être totalement désintéressé et obstinés dans
leurs recherches. Et surtout l'un et l'autre croyaient profondément que la vie et l'art ont un sens. Tout comme
Drouart, Brancusi pratiquait aussi bien le modelage que la taille directe. Quand Modiglaini s'est mis à la
sculpture, Brancusi et Drouart lui ont donné en « professionnels » qu'ils étaient, des conseils techniques pour
le choix des matériaux et pour la taille comme le font les artistes entre eux.»


Modigliani avait le goût du risque...

« Avec Modigliani nous ne parlions pas seulement de peinture, bien entendu, mais aussi de poésie, de
littérature, de tout. Nous parlions du sens philosophique de la vie. Il me parlait souvent de son Italie natale
qu'il incarnait en quelque sorte par toutes les fibres de sa culture et de son être. Il était très attaché à sa mère
qui lui avait appris le français et avait toujours sur lui une photographie d'elle. Il ne s'intéressait guère à la
politique et n'a jamais été socialiste. Il aimait d'Annunzio et il m'a donné un exemplaire des poèmes qu'il avait
rapporté d'Italie. Il était vraiment cultivé (...).

Lorsque je ne travaillais pas, j'allais le prendre à son atelier et nous nous promenions ensemble, allant
d'exposition en exposition. Nous nous arrêtions chez Dewanbez devant un tableau de Boutet de Monvel qui
représentait un repas de chasseurs élégants, où chez Bernheim , autrefois au coin des boulevards et de la rue
Richepanse. Chez Bernheim nous avons vu l'exposition Cézanne où nous revenions chaque jour.

A ce propos une anecdote me revient sur sa mémoire visuelle qui était extraordinaire : une fois, à mon grand
étonnement, il dessina de mémoire et d'un seul coup l'Adolescent au gilet rouge de Cézanne. C'était au milieu de
la nuit ...

Chez Vollard, dans la boutique de la rue Lafitte, nous examinions silencieusement une série de
Picasso en bleu. Nous allions aussi chez Kahnweiler , rue Vignon : j'y revois encore Modi tout absorbé devant
une petite aquarelle étrange de Picasso représentant de jeunes sapins verdissant au milieu de blocs de glace
transparente.

Après le dîner nous montions à Montparnasse rendre visite au vieux Douanier Rousseau. Il y
avait foule car on parlait de son Tigre dans la jungle exposé au Salon et Modi me tirait par la manche pour que je
regarde son tableau La Noce qui l'enchantait... Il admirait aussi les sculptures en bronze de Nadelman.
« Modigliani s'intéressait à tout et comprenait tout. Les impressionnistes, par exemple, même si sa recherche
personnelle était toute autre. Il était bienveillant, sans nulle trace d'envie ni de dénigrement pour les
contemporains qui, eux, ne daignaient pas jeter un regard sur son oeuvre. (...)»


« L'art de Modigliani est une re-création, mais toujours à partir d'une vue directe de la nature. Rien ou presque
rien dans son oeuvre qui n'ait pour point de départ une sensation visuelle intense. La ressemblance est
admirable du premier coup. Dans les académies de dessin, il « attrape » le modèle avec une précision et une
perfection admirable. Il a pour but acharné de simplifier mais pour atteindre l'essentiel. Contrairement à la
plupart des artistes contemporains, il s'intéresse à l'être profond et ses portraits sont des caractères.

Ce n'est
pas le cas de Cézanne. C'est pourquoi La Juive, mes premiers portraits, Le joueur de violoncelle, Le mendiant de
Livourne
ou le Portrait de Drouart ne sont pas des Cézanne, en dépit de l'apparence qui a bien souvent trompé
les critiques, mais ce sont des Modigliani de premier ordre. Toute sa vie il a cherché la même chose, c'est ce
que montrent ses dessins. Telle idée qu'on aurait cru datée de la fin de sa vie se trouvait déjà en germe dans
les dessins exécutés dix ans plus tôt.


Modigliani, c'est la poursuite d'une même idée

Modigliani, c'est la poursuite d'une même idée qui doit atteindre son
degré d'intensité pour entrer dans la vie de l'art. Cette idée, il ne renonçait jamais à l'effort de la manifester
intégralement.

« Dans ses dessins il y a une invention, une simplification et une purification de la forme. C'est pourquoi l'art
nègre était fait pour le séduire. Modigliani a reconstruit à sa manière les lignes de la figure humaine en les
enserrant dans les canons négroïdes.

Il s'amusait de toutes les tentatives de simplification des lignes et s'y
intéressait pour sa recherche personnelle. Je me souviens qu'il s'arrêtait chez moi, Place Clichy, pour admirer
ces images coloriées naïves que vendaient des Arabes et qui reproduisaient indéfiniment le même paysage : un
petit pont entre deux montagnes.

C'est cette recherche de simplification dans le dessin qui l'enchantait aussi
dans certains tableaux du Douanier Rousseau ou dans les figures des baraques de foire de Czobel..»


Intensité des formes et des couleurs

« Ses grandes créations d'avant-guerre ont été longuement méditées et mûries. Il s'en délivrait ensuite dans un
chef-d'oeuvre. L'intensité de son attention aux formes et aux couleurs était extraordinaire. Quand une figure
hantait son esprit, il dessinait fiévreusement avec une rapidité inouïe, ne retouchant pas, recommençant dans
une soirée dix fois le même dessin à la clarté d'une bougie, jusqu'à ce qu'il ait obtenu le contour désiré dans
un jet qui le satisfasse. D'où la pureté et la fraîcheur incomparable de ses plus beaux dessins.»

« Il sculptait de la même manière : il dessinait longtemps, puis attaquait directement le bloc. Si quelque erreur
survenait, il reprenait un autre bloc et recommençait. Le travail de dégrossissement le meurtrissait et
l'exaspérait. Il rêvait de pouvoir payer un ouvrier pour dégrossir ses blocs. Il a renoncé à la sculpture à cause
de la trop grande fatigue physique de la taille directe. Dans toute sa vie, il a sculpté un peu plus de vingt
figures. Presque toutes en réalité sont la même statue constamment recommencée en vue d'une forme
définitive qu'il n'a, je crois, jamais atteinte. Il n'abandonnait jamais une idée. Mais une oeuvre finie, si elle était
réussie, le laissait bien vite indifférent. Il passait tout de suite à une autre ....»

« Beaucoup plus que dans les racontars que l'on a débité sur lui, le vrai visage de Modigliani est dans son
oeuvre. Qui sait voir ses portraits de femme, d'adolescents, d'amis et tous les autres, y trouve l'homme avec sa
sensibilité exquise, sa tendresse, sa fierté, sa passion de la vérité, sa pureté. Le style de Modigliani peut paraître
facile à imiter, mais ce n'est qu'une apparence. Chaque portrait est le résultat d'une profonde méditation
devant le modèle..»




Modigliani et le dessin

Noël Alexandre , « Modigliani et le dessin », in Modigliani inconnu, Fonds Mercator, Albin
Michel, Paris, 1983.


Dans ses souvenirs, Paul Alexandre a insisté sur la passion du dessin qui habitait Modigliani. A cette passion,
ce dernier a sacrifié bien-être et repos, persuadé qu'il avait une mission à accomplir. Son obstination d'artiste
était à la hauteur de la conscience qu'il avait de lui-même et de la destinée à laquelle il se sentait appelé.

Conscience précoce et qui n'a jamais été remise en doute. Dès 1901 (il a dix sept ans), il écrit à son ami
Ghiglia : « je suis riche et fécond de germes et j'ai besoin de l'oeuvre » , il se sent créé pour « cette vie intense et
cette joie » (ce sont ses propres termes) , il sait qu'une vocation si forte, à laquelle il restera obstinément fidèle,
fait de lui un homme à part : « Nous autres, écrit-il, avons des droits différents des gens normaux, car nous
avons des besoins différents qui nous mettent au-dessus de leur morale ... Ton devoir réel est de sauver ton
rêve ».

(...) «Dans toute son oeuvre, Modigliani apparaît comme un poète, un visionnaire d'une exceptionnelle
attention à la personnalité d'autrui et à la forme qu'il recherche. A l'unisson de sa vision à la fois onirique et
lucide, ses cariatides, ses têtes mais aussi ses portraits déforment et transforment le modèle. Et ce faisant, il
obtient une ressemblance inattendue, miraculeuse, à l'opposé du superficiel, ressemblance qui peut paraître au
premier abord déconcertante mais qui révèle en réalité une aventure nouvelle, une expérience plus ou moins
réussie à ses propres yeux et qui prépare la suivante : il s'agit d'aller chercher au plus profond de soi la ligne
essentielle qui fait le vrai dessin. Cela n'est pas facile , mais une fois l'effort abouti, la main peut tracer d'un trait, sans repentir, cette ligne parfaite qui donne un chef-d'oeuvre..»

Modigliani et la sculpture

(...) Cité Falguière, Modigliani s'adonne à la sculpture. Dans ses Mémoires, publiés en russe à la fin de sa vie, la
poétesse se souvient et son témoignage, d'une grande finesse psychologique, corrobore celui de Paul
Alexandre :

« Tout le divin de Modigliani n'étincelait qu'à travers une sorte de ténèbre , il ne ressemblait à
personne en ce monde. Je l'ai connu indigent , on ne comprenait pas de quoi il vivait. Comme artiste, il
n'avait pas l'ombre d'une reconnaissance (...) Il me semblait entouré par le cercle dense de la solitude (...) Il
travaillait dans la petite cour, le long de son atelier, du sol au plafond, étaient couverts de portrait
incroyablement allongés (...)

A cette époque, Modigliani errait en Egypte : il me menait au Louvre regarder le
département égyptien, affirmant que tout le reste ne méritait pas l'attention. Il dessinait ma tête dans l'apparat
d'une reine et danseuse égyptienne et semblait entièrement captivé par le grand art d'Egypte (...) Il disait :
« les bijoux doivent être sauvages » à propos de mes colliers africains, et il me dessinait avec eux (...).

Il disait
que les constitutions féminines qui valent la peine d'être sculptées et peintes semblent toujours maladroites
lorsqu'elles sont habillées (...)

Je fus stupéfaite parce qu'il trouvait beau un homme notoirement laid et
soutenait son point de vue avec conviction : sans doute voyait-il tout autrement que nous. Il ne m'a pas
dessinée d'après nature mais une fois rentré chez lui. Ces dessins, il me les a donnés , il y en avait seize , il m'a
demandé de les encadrer sous verre et de les suspendre dans ma chambre de Tsarkoié-Selo. Ils ont péri dans
ma maison de Tsarkoié-Selo dans la première année de la révolution.

Modigliani, réformé, reste à Paris. Il a trente ans, il ne sait pas qu'il n'a plus que cinq années à vivre. Il a déjà
produit la totalité de son oeuvre de sculpteur, interrompue durant l'été 1913, au moment où il pensait
atteindre « la plénitude », l'effort de la taille directe excédant désormais ses forces.

Dès lors, il se consacre au
dessin et à la peinture et « ce qu'il n'a pu construire dans le marbre, il l'exprimera sur la toile ». Sur les 337
peintures qui constituent « tout l'oeuvre peint » de Modigliani, d'après le catalogue établi par Ambrogio Ceroni », 291 ont été réalisées pendant la guerre et durant l'année qui suivit l'armistice.

Pour bien comprendre
ces oeuvres accomplies, la vision des dessins exécutés tout au long des années précédentes est indispensable.
Car le dessin révèle la pulsion créatrice, l'intelligence et la sensibilité de l'artiste dans l'instant même de la
création. Et l'on découvre, émerveillé, que l'oeuvre de Modigliani est déjà là, réalisée ou en promesse.




Modigliani ou le mystère

J.M.G. Le Clézio , « Modigliani ou le mystère » , in catalogue d'exposition Amedeo Modigliani,
Musée d'art moderne de la ville de Paris, 1981


«(...) Modigliani est, avec Gauguin et Van Gogh l'un de ces peintres qui se sont approchés le plus près de la
source de l'art, qui est magique et rituelle. Sans le savoir vraiment, mais avec cette volonté inflexible qui est la
sienne, il peint, avec la même obstination, durant ces quelques dix années que dure sa vie de peintre, un visage
et un corps, le même visage et le même corps, le même regard, comme s'il répétait inlassablement ces figures
d'exorcisme qui hantent une fête de curation et de divination.

C'est cela qui fascine et effraie un peu, dans l'oeuvre de Modigliani, et nul ne s'y est trompé. Il est en dehors
du courant de l'art, à côté pourrait-on dire. Non par orgueil, ni par mépris pour ces compromis qui font de
l'art une valeur marchande. Mais parce qu'il comprend vite, par une sorte d'intuition foudroyante qui est sans
doute ce que les autres hommes nomment le génie, qu'il est requis par ce seul visage et par ce seul corps, et
qu'il doit les montrer, les créer sans cesse, jusqu'à les faire siens, jusqu'à l'impossible achèvement.

Il y a l'âme du chaman dans ce Juif italien séduisant et ténébreux , une ivresse, un envoûtement, un regard qui
ne se détourne pas. Modigliani vit en dehors de lui-même, révélant, en consumant son propre corps, la seule
lumière de la peinture.

Peindre, pour lui, n'est pas un acte complémentaire à la vie. C'est, au contraire, l'acte de vie par excellence :
sans l'art, ce possédé n'est qu'un ivrogne, un malade. Il y a, pour nous, un contraste pénible entre la vie de
Modigliani et sa peinture : on ne saurait imaginer peinture plus exaltante, pleine de beauté, de lumière et de
vie.

Et plus la vie de Modigliani devient un cauchemar, misère, souffrances et crises éthyliques, plus son oeuvre
s'éclaire, s'illumine, s'allège, prend la couleur de l'eau, des nuages, des arbres que Modigliani ne voit plus.

Cette oeuvre est proche du rêve, en vérité. Le rêve d'une autre vie, le rêve d'un visage parfait, d'un corps
vierge et merveilleux, d'un regard ouvert, chargé d'extase et de bonheur. Rêve peut-être du féticheur qui
chante pour lui-même et s'enivre de son propre désir, en route vers l'au-delà de la vie où tout est enfin réalisé.

Voilà ce qui nous invite et nous trouble à la fois. Nous ne pouvons pas regarder ces visages peints par
Modigliani sans ressentir ce frisson d'étrangeté et au même instant l'émotion de la proximité, comme devant
un souvenir ancien que nous n'avions pas tout de suite reconnu. La peinture, les idées, la nouveauté, qu'est-ce
que cela ? Un visage, un seul visage-paysage, aux yeux ouverts sur l'éternité, un corps nu qui se donne sans
ambigüité, et l'on comprend tout à coup qu'il ne peut rien y avoir d'autre au monde, aucune distraction,
aucun leurre. On le sait soudain comme si, par miracle, tout le reste étant arrêté dans le temporel, l'on était
entré dans le regard d'un dieu. Il y a quelque chose de surhumain dans l'aventure de Modigliani, quelquechose de simple et de parfait comme une musique. Ces visages, ces regards, ces corps ne nous apprennent
rien. Ils sont là, simplement là, esprits qui habitent ce rêve..»


Visages bizarres et familiers

(...) Entre 1913 et 1916, particulièrement durant l'année 1918, les visages bizarres et familiers se multiplient.
Ce sont les portraits des Epoux, de Madame Pompadour, d'Henri Laurens, d'Antonia, de Louise, Rosa Porprina,
Raymond (Radiguet), et tous les portraits de Béatrice Hastings, et des amis du peintre : visages tordus comme pris
dans la glace, par un gel, ou au contraire hilares, éclatants, fourmillants. Visages de la mort, visages de la
volupté, de l'ivresse, de la douleur : Celso Lagar, Soutine, Moïse Kisling, Paul Guillaume, celui que Modigliani
surnomme, à la manière de Dante, « Novo Pilota, Stella Maris » , Jean Cocteau, Pierrot lunaire triste et un peu
méchant, Mme Hanka, la femme de son ami Zborowski, Lipchitz, Cendrars le soldat. Et Max Jacob, le poète qui
a rencontré Dieu, l'homme que Modigliani admire le plus, celui qui lui est le plus proche, comme son double
archangélique :

Monde ! Monde ! pour moi tu n'es que pacotille !

Le lendemain des noces je l'ai trouvée défunte,

défunte dans mes bras.

(ballades)


Modigliani, dans sa fièvre impatiente, se hâte de faire apparaître l'autre visage, celui qui lui ressemble, son
ombre. L'on pense alors au mythe grec de la genèse, qui est un peu aussi le mythe de la peinture, quand
Dionysos, pris au piège d'un miroir fabriqué par Hephaïstos, tombe amoureux de lui-même et décide de créer
le monde à sa propre image.

Mystère de ces visages appartenant à une création inachevée, où la vie montre, à son instant le plus intense et
le plus pur, l'entrée dans le règne de la mort. Femmes aux yeux de plantes, aux yeux de pierre, d'eau, de
nuages. Femmes où habite l'univers entier, ses villes, ses terres, ses forces et ses marées. Où bouge le temps
tout entier. Regards ouverts sur la vie, et sur l'autre monde.
Il y a, dans l'aventure de Modigliani, quelque chose d'extra-terrestre : alors, par son regard, nous apercevons la
vraie nature de l'homme, de la femme, une grâce qui vient de l'autre bout du temps pour troubler le monde
réel, pour l'illuminer. Les visages, les corps s'ouvrent à l'infini, laissant entrer une lumière nouvelle. Modigliani
peint les visages, mais c'est son monde qu'il peint : ses paysages, ses règnes : le minéral, le végétal, l'animal.

C'est un monde de silence, où cessent les paroles humaines. A peine reconnaît-on les signes, car tout a été
dépouillé, mis à nu, restitué dans l'originelle condition. Visages lisses, yeux perdus dans leur propre regard,
lèvres exprimant l'indicible. Regards pareils aux reflets de la lumière sur l'eau, sur la pierre, sur le métal.
Sourires insensés, qui ne s'adressent à personne, qui sont la contemplation de la divinité de l'être et de la
lumière, comme dans la vie de Max Jacob :

J'attends vos silences, espaces

pour devenir un astre pur
(...)



- Amedeo Modigliani
- L'Annonciade
Musée de Saint-Tropez
Place Grammont-83990 Saint-Tropez
tél : 33 (0)4 94 17 84 10
fax : 33 (0)4 94 97 87 24
- Du 3 juillet au 18 octobre 2010
- Horaires : ouvert tous les jours en juillet/Août et sauf le mardi à partir du 1er septembre de 10h à 12h30 et de 14h à 19h
- Prix d'entrée : plein tarif : 5 €, tarif réduit : 3 €
--------------------------------------------------------------------------------------------- Lire également: Modigliani: biographie
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- Les intertitres sont de la rédaction



Par Nicole Salez

Portrait de admin

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