”Tournée” : entretien avec le réalisateur et acteur Mathieu Amalric

Mathieu Amalric a présenté le 13 mai 2010 au Festival de Cannes son film 'Tournée', sélectionné en Compétition officielle pour la Palme d'or et dans lequel il se met en scène pour la première fois. Entretien avec le réalisateur à propos de ce long métrage d'abord inspiré par un texte de Colette. A travers une tournée de stripteaseuses New Burlesque haute en couleurs, la comédie traite d'une certaine résistance au formatage du corps des femmes, de la liberté, par le corps.




*Source dossier du film, distribué par Unifrance (Le Pacte)

D'où est partie l'envie de Tournée ?

A vrai dire, de Laetitia Gonzalez et Yaël Fogiel, les productrices, qui, fin 2002 (!), alors que le mixage de La Chose
Publique
n'était même pas terminé me disent : « Bon alors et maintenant, c'est quoi le prochain ?! »
Alors, tout vide mais tellement touché par leur demande, je suis parti quelques jours avec Marcelo Novais-Teles,
un ami avec qui, souvent, j'aime à commencer à inventer.
Et c'est un texte de Colette, L'envers du Music-Hall que je trainais dans mes poches depuis longtemps
qui est remonté à la surface.
Des notes de tournée, prises pour un journal qui les publiait en feuilleton, comme des croquis sublimes
de sa vie d'actrice, de pantomime un peu scandaleuse (Colette avait déjà entre 33 et 39 ans), égarée en
province : « Nous courrons vers l'hôtel, vers la loge étouffante, et la rampe qui aveugle. Nous courrons,
pressés, bavards, avec des cris de volaille, vers l'illusion de vivre très vite, d'avoir chaud, de travailler, de
ne penser guère, de n'emporter avec nous ni regret, ni remords, ni souvenir... »
On a cherché des équivalents aujourd'hui, dans le striptease, dans la nuit, ailleurs, mais ça n'allait
pas, on ne retrouvait pas l'attrait pour le mouvement, le goût de Colette pour une provocation pleine de
santé, comme une déclaration de liberté, par le corps. Tout nous ramenait à des histoires de nécessité,
de prisonnières.

C'est là que vous avez pensé aux filles du New Burlesque ?

Grâce à un article d'Elisabeth Lebovici dans Libération qui racontait, de manière contagieuse, leur apparition
un soir au Zèbre, un cabaret parisien. Sur une double page, déjà, des photos de Dirty Martini, la plus
Fellinienne, de Kitten on the Keys, celle qui joue du piano. Et soudain la sensation que Colette était là, dans
cette sensualité drôle et torride, cette affirmation intime et politique de la beauté possible de tous les corps,
de tous les âges, si hors code soient-ils, avec le plaisir dangereux à le faire, la timidité, le courage physique,
la fragilité suspendue...
Ça y est c'était parti. Mais à partir de bouts de papiers, de photos seulement, comme pour laisser l'imaginaire
fleurir. Je veux dire, je n'ai pas voulu tout de suite les rencontrer en vrai. Je voulais avoir une histoire avant.
Et c'est à ce moment là que le producteur indépendant Humbert Balsan s'est suicidé. Qui m'a fait prendre
de plein fouet la fin possible de ce qui nous constitue. Un gouffre, une résistance devenue floue, ambiguë,
solitaire et inodore.

'Tournée' - unifrance.com


Ce sont deux événements très éloignés.

Bien sûr mais c'est souvent la percussion de deux matières qui fait naître une histoire. Très ténue au
départ mais qui vous obsède et se nourrit presque d'elle-même, puis de tout.
Il y avait toujours eu avec Marcelo une autre piste : ma fascination pour les producteurs, leur folie, leur
courage. Comment font ils pour trouver la force de continuer ?
Et le lien s'est fait. L'histoire d'un homme qui lutte contre sa mélancolie. Un ancien producteur de télévision
qui renaît un moment, grâce à ces filles qu'il veut fièrement «montrer» dans son pays, comme une preuve
orgueilleuse de sa résurrection, de son retour.
Qui veut rester, à sa déplaisante manière, un Prince, quoi qu'il lui en coûte. Mais sans royaume, sans
pouvoir surtout, si ce n'est celui, inutile, de sa liberté. Un homme sans maison, qui ne sait plus si résister,
c'est savoir partir (ce qu'il a fait) ou savoir rester (ce qu'ont fait ses amis).

Et où avez-vous vu un spectacle pour la première fois ?

A Nantes, au Hangar à Bananes, grâce à Kitty Hartl, programmatrice de danse au Lieu Unique qui, d'une
certaine manière, est Joachim. J'ai rencontré les filles avec Philippe Di Folco, nouveau co-scénariste, écrivain, homme curieux de tout, jouisseur érudit. Trois jours et trois nuits intenses. A surimpressionner,
sourire aux lèvres, nos intuitions avec la réalité. Par la suite, je suis allé voir des festivals avec 150
numéros en trois jours, à San Francisco, New York, Naples... Et j'ai créé ma troupe, peu à peu, sur deux
ans au moins.
Le New Burlesque est rentré dans les moeurs par l'intermédiaire de la très médiatique Dita Von Teese.
Les actrices de Tournée sont celles qui ont rendu possible le revival du New Burlesque. Au départ, c'est
un mouvement lesbien, né dans les années 1995, avec un groupe qui s'appelait le Velvet Hammer. Ces
filles portent la politique dans leur corps, une résistance au formatage qui n'a pas besoin de mots.
Maintenant, le New Burlesque a tout de même été un peu récupéré par des canons de Las Vegas aux corps
plus conformes.

Mange ta soupe était un film sur votre famille, Le Stade de Wimbledon montrait la femme que
vous aimiez. Pour la première fois, vous vous mettez en scène dans Tournée : est-ce le passage à
l'autoportrait ?


Ouh la, je ne sais pas, je n'y ai pas pensé. Je ne voulais pas jouer dans Tournée. Tout le monde savait
que j'allais le faire sauf moi ! C'était devenu une blague qui ne me faisait pas rire car je cherchais
sincèrement. Et puis oui, à trois semaines du tournage, malgré moi pensais-je, en râlant au début, hé ben
c'est moi qui l'ai fait...

Le fait de jouer vous a aidé à approcher différemment la mise en scène ?

Oui, c'était assez pratique j'avoue et créait une complicité amusée. Je pouvais orienter le mouvement,
faire des surprises, en recevoir. A l'intérieur du cadre, on se rend compte de quand il faut faire surgir de
la fiction. Pendant la scène du train par exemple qui est au début du film, je me suis dit : « D'accord, tu
aimes Ophüls, d'accord, comme dans Le Plaisir, tu aimes voir toutes ces femmes endormies et lascives
dans un compartiment. Mais ça ne fait pas une scène ! »
Donc, j'ai pris mon téléphone et j'ai commencé
à hurler. L'acteur sent s'il y a un os à ronger, s'il y a une scène à jouer. Et immédiatement elles jouaient le
jeu (on dit « elles » même s'il y a le beau Roky, c'est comme ça). Et puis, avec Christophe Beaucarne, le chef opérateur, nous n'étions habités que par une seule chose :
essayer que le spectateur soit avec des gens et se fiche de savoir qui fait le film. C'était comme une idée
fixe qui se traduisait par des questions très concrètes de mise en scène, de bonne distance, de discrétion,
de chaleur, de fluidité de mouvement, de son direct aussi. (Olivier Mauvezin a enregistré les dialogues
avec la musique !)



La question du documentaire et de la fiction se pose sans arrêt dans Tournée.

Tout le temps. Oui la question s'est posée dès le scénario, puis en préparation en termes de
production. Que j'ai de plus en plus de mal à dissocier de la réalisation d'ailleurs. Là où l'on
met l'argent, c'est déjà de la mise en scène, c'est là que le film se définit réellement en fait.
Qu'on fabrique un dispositif juste.
Et donc on a eu l'intuition que pour préserver l'énergie immédiate, vitale des shows, il fallait
mettre en place une vraie tournée. Que la caméra ne suffirait pas aux filles, qu'il leur fallait
des salles pleines. Qu'on dormirait dans les hôtels où on tournerait...
Du Havre à Rochefort, en passant par Nantes, on a offert un spectacle gratuit aux gens qui signaient
une décharge. On n'aurait jamais pu se payer tous ces figurants ! Bon on n'avait que 2h30 pour
tourner les séquences, même celles incluant des dialogues mais cela créait une urgence, une
précision qui paradoxalement renforçait la fiction. Car toujours les numéros étaient vus, vécus par
l'un des personnages et la mise en scène collait à cela. Surtout pas de captation.
Il y a eu des moments de vie extraordinaires, si bien que le premier montage durait 3h15. La
suite, avec Annette Dutertre, a été une lutte entre la fiction et le documentaire. Et sans surprise,
mais avec des deuils parfois terribles, la fiction, les personnages sont devenus moteurs.

Le film montre des endroits où l'on ne fait que passer, comme ces hôtels de chaîne. Pourquoi l'envie
de filmer les lieux « neutres » de la province française ?


Colette parlait beaucoup de ces lieux où l'on ne voit rien. C'est ce qu'on ressent en tournée : on est quelque
part sans y être. Je trouvais drôle qu'il y ait un malentendu. Joachim fantasme l'Amérique, tandis que les
filles fantasment la France, Paris. Mais elles n'en verront presque rien... ou juste ça.

Cette scène troublante sur une aire d'autoroute, entre Joachim et une caissière.

Les passantes de Brassens: juste un regard, celle qu'on aurait pu aimer... J'aime l'idée des tournées,
des cirques qui vont de ville en ville, la rencontre des sédentaires et de ceux qui ne font que passer. Des
sentiments très secrets, inexprimés flottent dans les péages, les autoroutes. Et puis, il y a l'incroyable
actrice Aurélia Petit.
Et tous ces uniformes aussi : caissières, hôtesses de l'air, employés d'hôtel, obligations sociales,
obéissance obligatoire...

Aussi étranges et vides soient-ils, les hôtels de Tournée sont d'abord des lieux de joie et d'abandon.

Le film est une comédie !
Comédie, ça dépend des jours. Joachim est si tendu. Mais oui, les filles du New Burlesque
ont l'art de transformer n'importe quel endroit en fête. Elles ne restent jamais engluées dans
la plainte. J'ai un amour pour les cabots, ceux qui sont là pour faire rire une tablée, qui en
font trop mais sont indispensables. J'ai toujours peur qu'ils sombrent dans le désespoir. Avec
les filles de la troupe, c'est pareil. Il n'y avait même pas besoin d'évoquer leur passé, leurs
visages et leurs corps le racontent. Et pourtant, oui elles transforment un hôtel Mercure en
lieu de désir.

Joachim a l'impression d'être « entouré par des sorcières ». Mais qui est-il vraiment ?

Ça ! On en revient au mystère insondable de la figure du producteur qui, comme disait
Jean-Pierre Rassam se doit de prendre en charge l'irresponsabilité, quel qu'en soit le prix.
Et un producteur est un acteur aussi s'il veut survivre, charmer, terrifier, rêver. Soudain
je pense au Matamore de Corneille : « Quand je veux j'épouvante, et quand je veux je
charme ». Le cigare, le strass, les costumes à la con, ce sont des leurres, des outils de
travail, des pièges à alouettes. Là, en hommage à Paulo Branco, j'ai pris sa moustache.
D'ailleurs, après l'amour, Mimi semble croire que c'est un déguisement. A ce moment là,
Joachim est juste un homme qui dort enfin.

Y a-t-il un mode d'emploi pour filmer les femmes entre elles ?

Les cinéastes hommes qui seraient dans la tête des femmes, je n'y crois pas trop. Plutôt assumer
joyeusement que le cinéma nous permet de réveiller l'adolescent en nous qui fantasme sur la chambre
des filles. D'ailleurs un moment du tournage me revient, celui du balcon où Mimi raconte à Dirty son
aventure aux toilettes. On a tourné plusieurs prises, elles déambulaient, le personnage de Mimi restait un
peu honteux et taciturne, se réchauffant au contact de son amie , c'était ça la scène prévue. Parfait, on
va pour changer de plan quand une pulsion me vient : « Oh Mimi, et si tu racontais à Dirty ce qui vient de
se passer ? » Mimi raconte, avec ses mots et Dirty réagit, joue, (parce qu'encore une fois, en femmes de
spectacle, elles « fictionnaient » toujours) et moi, planqué sous la caméra, casque sur les oreilles j'étais,
grâce à leur générosité et leur goût du jeu, entré dans la chambre des filles !
Le simple fait de filmer ces femmes a créé un événement. Elles dégagent un charisme fou !
J'avoue que la ruse scénaristique d'amener des Américaines en France m'a débarrassé d'une certaine
banalité, c'est sûr. Tout devenait intéressant soudain, nouveau. On se fantasme mutuellement, on échange
nos territoires.

Quand vous employez le mot de territoire, on en revient aussi à cette vision d'un homme parmi les
femmes...


Avec Philippe, on se disait : d'abord la force du groupe, Joachim ne les « regarde » pas individuellement
puis l'on s'approche d'une. Le hasard ou destin, c'est comme on veut, fait qu'ils se voient et quelque
chose se passe. Qui pourtant le ramènera, apaisé, au groupe. Ce sont elles ensemble qui l' « adoptent »
à la fin.


Filmographie de Mathieu Amalric réalisateur

- 2010 : TOURNÉE (Sélection officielle - Compétition - Festival de Cannes)
- 2007 : DEUX CAGES SANS OISEAUX (court-métrage - Talents Cannes)
À L'INSTAR DU PÈRE NOËL ET DE LA PIZZA (court-métrage - Talents Cannes)
- 2003 : 14€58 (court-métrage pour le Secours Populaire)
- 2002 : LA CHOSE PUBLIQUE
- 2000 : LE STADE DE WIMBLEDON
- 1997 : MANGE TA SOUPE
- 1993 : 8 BIS (court-métrage)
- 1992 : LES YEUX AU PLAFOND (court-métrage)
- 1990 : SANS RIRES (court-métrage)
- 1985 : MARRE DE CAFÉ (court-métrage)
- Mathieu Amalric commence dans le cinéma comme accessoiriste, régisseur, assistant monteur et premier assistant
avec des réalisateurs comme Louis Malle, Romain Goupil, Alain Tanner, Joao Monteiro...




Par Nicole Salez

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