Christian Lacroix évoque l’Orient et les femmes

De sa plume inspirée, Christian Lacroix nous parle de ce que lui évoquent ces mots : 'Orient' et 'femmes d'Orient', à travers ses souvenirs, à l'occasion de l'exposition 'L'Orient des femmes, vu par Christian Lacroix ', présentée au musée du Quai Branly du 8 février au 15 mai 2011.




L'Orient, les femmes, vastes territoires. Et en même temps intimissimes, fondamentaux et inspirants, évocateurs de sagas immémorielles autant que de contes murmurés à l'oreille, à la mémoire.

Que me disent ces mots, si je tire le fil rouge des souvenirs d'enfant, et recaresse du doigt le premier idéogramme gravé en moi par leur seule sonorité ?

L'Orient, les femmes, deux échappées envoûtantes, cela se superpose et va bien ensemble.
Au-delà de tout exotisme convenu, de tout cliché. Un sentiment d'appartenance : nous venons tous des femmes. Et souvent d'Orient. Si nous n'en venons pas, il est venu à nous.

Alors je vois Marseille et cette inscription sur un monument de la corniche : « Porte de l'Orient ». Il suffisait alors, avec cette force d'imagination si convaincante vers cinq ou six ans, de scruter l'horizon pour y voir des terres métalliques et ventées.

Des voiles gonflées, des couleurs inconnues, derrière des murailles et des montagnes gardiennes d'énigmes aux circonvolutions de danseuses, entêtantes. Avec en filigrane le sentiment sourd d'une inquiétude, d'un autre voile plus obscur sinon menaçant.

On était au milieu des années 1950. Les enfants comprennent ce qu'on essaie de leur taire.
Les communiqués très « polissés » sur les « événements » ne se confondaient pas avec les histoires de Shéhérazade, mais s'y superposaient.

La réalité de l'après-guerre, si convulsive dans ces territoires, vue en noir et blanc sur l'écran des actualités du dimanche au cinéma ou dans les magazines à sensation.

Et la fiction chatoyante, hypnotique, des contes, illustrés d'enluminures qui ont colorié à jamais ma mémoire de leurs étoffes et de leurs broderies, chargées, subtiles, de la grâce rustique ou princière, séduisante autant que distante de ces figures féminines dont la finesse venait toujours à bout de la cruauté des hommes et des mauvais génies. Ces princesses et ces paysannes aquarellées illustraient bien aussi ce mot de « femme » intimidant, caressant et aussi mystérieux que l'Orient, avec un léger parfum de soufre quand, encore une fois, on saisit le moindre sous-entendu des adultes.

Et ce mot enfumé, on le comprend, est à la fois synonyme de courage et de fragilité, de respect et aussi, parfois, d'opprobre. S'agissant, en particulier, de la vie tumultueuse d'un grand-père qui avait passé sept ans sur un bateau tout autour de la Méditerranée dont quatre ans de guerre dans les Dardanelles et au Moyen-Orient. D'où il avait rapporté et envoyé une multitude de cartes postales illustrées de costumes locaux, parfois recoloriées à la main.

Ces femmes, en tout cas leurs parentes lointaines, on commençait à les rencontrer de plus en plus dans les rues du Sud. Venues certes d'un Orient plus proche, du sud de ce Sud. Mais parées encore comme des Delacroix. Les enluminures bigarrées avaient quitté mes livres pour venir dans ma ville et ce carambolage « histoire-géographie » habillait ces héroïnes de légendes d'un relief plus quotidien, sinon dramatique. Elles appartenaient soudain à l'actualité et j'en ai gardé les traits et les contours. Comme celui des Gitanes, leur sens des couleurs et de leurs mélanges ne m'a pas quitté. Elles étaient les témoins et les actrices d'une histoire contemporaine qu'elles vivaient avec leur élégance rétive, leurs coupes, leurs formes, leurs traditions, leurs motifs, leurs broderies. Elles en imposaient. C'est pourquoi elles font partie de ces cohortes d'inspiratrices qui m'ont montré la voie d'un métier, où le vêtement se crée à mi-chemin du fantasme et de la réalité.

De l'apparence volontiers menteuse et de la personnalité profonde et sans « triche ». C'est sans doute sur ces mêmes sentiers que nous nous sommes rencontrés, Hana Chidiac

*ndlr : Hana Chidiac, responsable des collections Afrique du Nord et Proche-Orient du musée du quai Branly et commissaire de l'exposition 'L'Orient des femmes vu par Christian Lacroix'
et moi, comme si nous nous étions toujours connus. Pour montrer ensemble les pièces dont elle a su enrichir ce musée, si fortes et si éloquentes dans leur humilité.
Autant que les chefs-d'œ,uvre labellisés, j'ai toujours aimé l'art brut ou populaire, et les pièces anonymes bien plus que les estampilles ou signatures ronflantes, sans parler des griffes et logos arrogants qui obstruent notre paysage et le simple goût du bon sens et de la pertinence.

C'est donc sans hésitation que j'ai accepté cette invitation de Stéphane Martin

*ndlr : Stéphane Martin, Président du musée du quai Branly
à donner à voir avec Hana —, qui en a bien plus que moi la science et la culture —, ces trésors complétés de ceux généreusement prêtés par Madame Widad Kamel Kawar, auteur de Mémoire de soie.

C'est une de ces bibles d'inspiration qui me suivent partout et depuis longtemps, depuis que je l'ai trouvé quelque part dans les Emirats à l'époque où falouques et tours des vents subsistaient encore sur les rivages de Dubaï.

La recommandation de Stéphane Martin était de montrer combien la garde-robe, aujourd'hui synonyme de noir épais, pouvait être, il n'y a pas si longtemps encore, un kaléidoscope chatoyant, un patchwork d'inventivité, une mosaïque opulente dans sa simplicité. Nous avons donc choisi de faire cheminer le visiteur du nord au sud, de la Syrie au Sinaï, en même temps que du noir vers le blanc.

Sur un presque tapis volant, écho amplifié d'un détail brodé, au sol, et sur la frise translucide entourant la mezzanine tel un cocon et jouant avec la lumière du musée, le long d'un parcours légèrement accidenté de reliefs pentus, comme ces régions, dans un écrin où l'on est d'entrée accueilli par une émouvante robe de petite fille du 13e siècle, la pièce la plus ancienne, prêtée par le musée de Beyrouth. Cette flânerie sera émaillée de voiles de visages et de coiffes, du contenu de ces coffres qui accompagnaient chaque jeune femme le jour de ses noces. Et pour lequel elle avait passé tant de temps à coudre et à broder. A broder sa vie en fait. Et c'est ce qui me bouleverse, m'enchante.

Sur des formes ancestrales et simplissimes, uniformes, chacune a imprimé sa sensibilité profonde, composé comme un musicien la petite musique secrète qui l'habitait, rédigé comme un écrivain la chronique d'une existence rêvée, idéale.

Elles se sont façonné, telles des plasticiennes, une seconde peau, de protection et de séduction, ont associé en bons peintres des couleurs osées mais évidentes une fois posées, dont l'harmonie nous laisse encore songeurs, ont mélangé avec la dextérité d'ensembliers-décorateurs les motifs et techniques les plus paradoxaux.

Ces mains ont répété des motifs ni tout à fait semblables ni tout à fait différents, s'accaparant les répertoires en vogue ou en vigueur, avec, et cela est magnifique, leurs propres inflexions, subtiles, parfois de petits repentirs, des ravaudages de couleurs, la récupération d'une étoffe venue d'ailleurs, une doublure contrastée, un dos surprenant, un rythme du fil soudain distendu ou resserré : fatigue ? tension ?

Le manque de ressources ou les handicaps d'une certaine économie sont en tout cas, par leurs mains expertes, plus ou moins habiles mais toujours inventives, mués en encore davantage de beautés sophistiquées. Ce qui pourrait apparaître comme un uniforme devient au contraire une sorte d'autobiographie, de carte d'identité. Ce qui dissimule ces femmes les raconte bien mieux que n'importe quelle mode occidentalisée.

Quelle leçon d'expression personnelle sur un thème donné, quelle habileté à aborder la figure imposée, pour nous qui vivons dans un monde normalisé et formaté, où chaque écart de couleur détonne dans l'uniformité ?

C'est ce monde-là et sa non-culture qui a fini par désarmer ces belles âmes d'artistes-artisans nées. Après la vulgarisation mécanique, les brises obscurantistes feront le reste. Il n'aura fallu que deux ou trois décennies pour que se tamisent et s'éteignent presque des siècles de lumières et les strates précieuses de générations industrieuses.

C'est pourquoi nous avons cherché à montrer dans leur humble majesté, dans leur modeste opulence ces robes, voiles et manteaux, avec le contenu des coffres qui les accompagnaient, région par région. En aplat comme des tableaux ou presque prêts à prendre leur envol, venant à notre rencontre, à la fois réels et irréels, bien plus vivants que les clones qui peuplent nos rues, plus inspirés et inspirants que bien des podiums couture, ils nous disent les mots essentiels d'une époque trop vite oubliée.

(Source : avant-propos dossier 'L'Orient des femmes, vu par Christian Lacroix ')


- Exposition 'L'Orient des femmes vu par Christian Lacroix'
- du 8 février au 15 mai 2011
- au musée du quai Branly, 55 Quai Branly - 75007 Paris
- Horaires : de 11:00 à 19:00 : Dimanche, Lundi, Mardi, Mercredi/ de 11:00 à 21:00 : Jeudi, Vendredi, Samedi
- Entrée : Plein tarif : 9 € /Tarif réduit : 6 €

-----------

Lire également :


- 'L'Orient des femmes', interview de Stéphane Martin
- Orient des Femmes par Christian Lacroix
- Hana Chidiac, commissaire de 'L'Orient des femmes' : Interview
- L'Orient des Femmes par Christian Lacroix. Catalogue
- Vidéo Hana Chidiac, Commissaire de 'L'Orient des femmes'



Par Nicole Salez

Portrait de admin

Ajouter un commentaire