”Cranach et son temps”: Naïma Ghermani, spécialiste de Cranach

Alors que la magnifique exposition 'Cranach et son temps' se tient jusqu'au 23 mai 2011 au musée du Luxembourg à Paris, voici un extrait d'un texte de Naïma Ghermani, maître de conférences en histoire moderne à l'université de Grenoble II et spécialiste de Cranach. Ce texte nous éclaire sur le maître de la Renaissance allemande que fût Lucas Cranach (1472-1553) et notamment sur ses premières années de réussite.



Itinéraire d'une réussite

Les premières années de Lucas Cranach sont des plus obscures, sa date de naissance (1472) demeurant elle-même incertaine. On sait seulement qu'il est né à Kronach, une petite ville de Franconie au nord-ouest de l'actuelle Bavière, dont il tire son patronyme. Sa vie et sa carrière débutent ainsi dans l'Allemagne du Sud où il est probablement influencé par Albrecht Dürer qui jouit alors d'une grande réputation. Il a peut-être pris connaissance des œ,uvres gravées du maître de Nuremberg, notamment sa Grande et sa Petite Passion (1497-1498), sur le chemin de Kronach à Vienne.

La ville de résidence impériale attire le jeune Cranach car Maximilien Ier (1459-1519) y mène une intense politique artistique, s'entourant de peintres-graveurs éminents et de sculpteurs, et témoignant d'un goût marqué pour les œ,uvres monumentales. En 1502, l'empereur commande par exemple un somptueux tombeau sculpté, constitué de quarante statues de bronze de ses ancêtres, de cent statuettes de saints et de trente-quatre bustes d'empereurs romains, qui, même s'il restera inachevé faute de moyens, impressionne. Quelques années plus tard, c'est à Dürer entre autres qu'il s'adresse pour obtenir une gravure gigantesque de plusieurs mètres de haut représentant un arc de triomphe à la gloire de sa famille. Autour de lui gravitent également de nombreux humanistes, poètes et historiographes, tous actifs à bâtir une généalogie fabuleuse des Habsbourg.

La cour de Vienne est ainsi d'autant plus séduisante qu'elle semble offrir des possibilités de carrière inespérées. Les années 1500 marquent en effet un tournant dans le monde artistique allemand : de même qu'en Italie ou en France, les peintres et sculpteurs, jusqu'alors considérés comme des artisans, voient progressivement leur statut changer. La perspective d'acquérir la charge enviée d'artiste de cour s'apparente dès cette époque à une véritable promotion sociale.

C'est à Vienne, où Cranach s'installe dans les premières années du XVIe siècle, que sa carrière prend vraiment son essor. L'artiste s'assure bientôt une clientèle nombreuse, car il sait parfaitement répondre aux goûts de ses commanditaires en produisant notamment des tableaux où la nature occupe une place remarquable : scènes et personnages bibliques ou mythologiques sont représentés en général dans un décor végétal foisonnant. On trouve également dans sa peinture viennoise —, telle la Crucifixion de Vienne, par exemple —, les traces de l'influence de l'humanisme. Vienne en effet accueille alors les humanistes allemands les plus célèbres (Jakob Mennel, Johannes Stabius, Konrad Peutinger, entre autres) , regroupés dans des cercles littéraires, les sodalités danubiennes, autour du poète Conrad Celtis, ils redécouvrent certains textes médiévaux et s'attachent à mettre en valeur un temps ancien germanique, placé sous la tutelle de l'empereur qui unirait Antiquité et Moyen Âge.

Ses premiers succès retiennent l'attention de l'un des plus grands princes du Saint Empire romain germanique, l'électeur de Saxe. Frédéric III le Sage (1463-1525) invite Cranach à Wittenberg en 1505. La Saxe compte alors parmi les États les plus puissants de l'empire : économiquement, elle recèle de nombreuses mines de fer et d'argent , politiquement, son prince est l'un des sept électeurs de l'empereur, le « roi des Romains », depuis la Bulle d'or de Charles IV en 1356. Même si des années de guerre civile et une scission en 1485 ont affaibli l'électorat de Saxe, Frédéric III s'emploie à en faire un foyer de prestige , il va multiplier les attributs et les représentations du pouvoir. À Wittenberg où il a installé sa résidence, le prince électeur rebâtit ses châteaux, fait appel à maints artistes, fonde une université en 1502 afin de renforcer le rayonnement de son territoire pourtant réputé à l'écart des prestigieux centres intellectuels de l'empire que sont Cologne, Heidelberg, ou encore Leipzig toute proche qu'il entend bien concurrencer. En outre, il y attire d'éminents savants et poètes de son époque.

La venue de Cranach comme peintre de cour officiel s'inscrit donc dans le cadre de la politique culturelle de Frédéric III. C'est une forme de consécration sociale et professionnelle pour l'artiste qui perçoit un salaire fixe de 100 florins par an, le plaçant dans une position analogue à celle des grands officiers. Il faut voir aussi dans cette exceptionnelle rémunération —, bien plus élevée que celle attribuée à des peintres ponctuels —, l'importance que le prince électeur accorde à l'image.

À Wittenberg, les activités de Cranach vont être des plus variées : il œ,uvre au badigeonnage des bâtiments et à la décoration des murs des châteaux que Frédéric III fait construire, dessine des habits de cour, des armoiries et des emblèmes, peint le gibier abattu par les électeurs, passionnés de chasse. Bien sûr, l'artiste ne travaille pas seul : son atelier est une entreprise familiale à laquelle ses deux fils, Hans (1513- 1537) et Lucas le Jeune (1515-1586), collaboreront toute leur vie, assistés d'une équipe comptant jusqu'à onze apprentis.

Un peintre de cour

Cranach devient rapidement l'un des personnages les plus en vue de Wittenberg. Il sait s'adapter aux goûts de ses clients qui apprécient ses représentations méticuleuses et soignées. Son succès commercial se double d'une reconnaissance symbolique. Les lettrés de la cour vont en effet contribuer à ce prestige grandissant : le poète Georg Sibutus Darpinus lui dédie en 1507 un panégyrique dans lequel il loue sa rapidité , en 1509, le juriste Christoph Scheurl le compare, comme Pirckheimer et le cercle des humanistes de Nuremberg l'avaient fait pour Dürer, à un « second Apelle », le célèbre peintre antique contemporain d'Alexandre. Cranach ne dédaigne pas cette comparaison aussi flatteuse pour lui que pour son commanditaire. L'introduction de la représentation, inédite au nord des Alpes, de Vénus et Amour lui permet, par un jeu de références savantes, de glisser en filigrane une comparaison entre le couple qu'il forme avec son mécène et celui d'Alexandre avec son célèbre peintre. Les Vénus et Amour de Cranach sont en effet une allusion à la Vénus anadyomène (sortie des eaux) d'Apelle consacrée, selon Pline l'Ancien, par Auguste dans « le sanctuaire de son père César ». En 1508, Frédéric III envoie Cranach en Flandres pour une mission diplomatique : l'artiste peint alors le futur Charles Quint et sa sœ,ur, Marguerite d'Autriche. Ce voyage lui permet également de se familiariser avec la peinture de cour bourguignonne, l'une des plus brillantes d'Europe, pour laquelle le prince manifeste une profonde admiration. On retrouve bientôt cette influence dans les nombreuses scènes religieuses que lui commandent les électeurs.


Peinture dévote


Frédéric le Sage cultive en effet une piété flamboyante, fondée sur l'accumulation des mérites et des gestes votifs. [...] Cranach reçoit alors la commande de nombreux retables dédiés à la Vierge, mais aussi aux saintes les plus vénérées : parmi elles, sainte Catherine, la patronne des savoirs, plusieurs fois honorée, notamment en 1506 d'un retable réalisé à l'occasion de la fondation de l'université de Wittenberg. Catherine est l'une des quatre «vierges capitales» (avec les saintes Barbe, Marguerite et Dorothée) dont le culte est particulièrement répandu et sollicité dans l'empire, depuis
la fin du Moyen Âge, pour sa puissance collective d'intercession. On les retrouve par exemple dans un retable où elles entourent la Vierge à l'Enfant. [...]

Une nouvelle manière de voir pour une nouvelle manière de croire

Les images produites pour la cause luthérienne sont diverses : il s'agit de peintures, mais aussi de gravures qui reprennent très souvent le modèle peint. Cranach illustre les traductions en allemand de la Bible, mais aussi les sermons et les catéchismes de Luther , il peint des portraits, des retables, des panneaux aux thématiques religieuses et mythologiques, et grave de nombreuses feuilles volantes catéchétiques ou satiriques. Afin de répondre à la demande pressante des villes et principautés converties à la Réformation, la production de son atelier devient, plus encore que dans la période précédente, sérielle. Cranach propose plusieurs variations iconographiques à partir d'un même thème. À l'instar de nombreux artistes de son temps, il travaille avec des livres de modèles, gravés, qui offrent à ses élèves un catalogue de corps, de visages, de mains ou d'animaux, prêts à l'emploi et réagençables à l'envi. Cette reproductibilité de l'image a longtemps été jugée comme une forme de standardisation, et donc d'appauvrissement de l'art original du peintre. Il faut plutôt la comprendre comme une réponse nécessaire au combat pour la défense d'une foi en expansion.

L'image et la parole

Pour Luther, les images ne doivent pas se substituer à la Parole du Christ, mais la seconder. S'opposant en effet à la conception médiévale héritée du pape Grégoire le Grand (590-604) qui voulait voir dans les images une « Bible des pauvres » à l'usage des illettrés, Luther rappelle la primauté de l'Écriture sur son illustration. Ainsi, les productions iconographiques de Cranach formulent une nouvelle grammaire de l'image où celle-ci se veut un adjuvant pour la mémoire et pour l'apprentissage de la Parole.

Décliné entre 1529 et 1554 en une série de peintures et de gravures au succès durable, le tableau « La Loi et la Grâce » illustre parfaitement ce nouveau rapport à l'image. Comme dans des versions postérieures peintes et surtout gravées, l'image est soutenue par un appareil de citations placées sous chaque épisode, assorties de leurs références précises. Chacune renvoie à un extrait biblique représenté dans l'image, permettant un jeu de va-et-vient entre le texte et l'image, la seconde permettant de retenir le premier. S'inspirant des arts de la mémoire qui associaient forme visuelle et discours, l'image ne cherche en aucun cas à éveiller un affect de dévotion. Elle est un aide- mémoire au service de l'enseignement de la foi.

C'est cette idée fondamentale qui se trouve au cœ,ur de la profonde restructuration, tant formelle que théorique, qu'impulsent les réformateurs et l'atelier de Cranach. On peut ainsi parler d'une mnémotechnique de l'image et du texte , ceux-ci se répondent par exemple dans les illustrations des Dix Commandements, du Pater et du Credo, lesquels constituent pour Luther les éléments essentiels de sa piété. Lorsque dans le traité sur les Dix Commandements Cranach utilise « David et Bethsabée » pour illustrer le sixième Commandement —, « Tu ne commettras point d'adultère » —,, le spectateur retient deux éléments : le commandement divin et un épisode de l'histoire sainte, celui du roi David. Les images préparées par Cranach s'appuient sur un dispositif combinatoire où citations et figures, loin de s'opposer, se répondent et se complètent dans un double processus de lecture. L'association des textes bibliques et des compositions iconographiques fonctionne comme un support mnémotechnique indispensable à la répétition inlassable du Verbe divin.


Naïma Ghermani



Extrait de l'album de l'exposition
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- Cranach et son temps
- 9 février —, 23 mai 2011
- Musée du Luxembourg
19 Rue de Vaugirard 75006 Paris
- ouverture :
tous les jours de 10h à 20h. nocturnes vendredi et samedi
tarifs :
jusqu'à 22h.
- Tarifs : PT 11 € TR 7,5 €. Réservations sur :
www.museeduluxembourg.fr
- Accès :
M° St Sulpice ou Odéon Rer B : Luxembourg Bus : 84 , 58 , 89 , arrêt Musée du Luxembourg / Sénat

- Cette exposition est organisée par la Rmn, en collaboration avec Bozar qui a conçu et présenté sa première étape au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à l'automne 2010.
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Lire également :
- 'Cranach et son temps' : Catalogue de l'exposition
- 'Cranach et son temps' : Publications autour de l'exposition



Par Nicole Salez

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