Catalogue Madame Grès

Jusqu'au 24 juillet 2011, Madame Grès est l'invitée du musée Bourdelle à Paris. Celle qui se définissait volontiers comme un sculpteur d'étoffe, confronte, le temps d'une exposition, ses oeuvres à celles d'Antoine Bourdelle. Leurs créations cohabitent, dialoguent, échangent leurs rapports au corps et à l'espace. Les nombreuses similitudes entre l'atelier du sculpteur et celui de la couturière apparaissent. Extraits du catalogue 'Madame Grès, la couture à l'oeuvre'.




«Extraits du Catalogue»


Madame Grès. La Couture à L'oeuvre


Olivier Saillard

Portrait sans biographe

« Madame Grès est partie comme elle a vécu, silencieuse et seule. Que faisait-elle dans la cellule où elle vivait enfermée ? Je l'imagine fabriquant en secret une échelle de soie... pour s'évader comme une fée. Elle a disparu avec ses secrets.»

*1. Edmonde Charles-Roux, «Un dictateur déguisé en souris», Paris Match, janvier 1994.
Dès qu'il s'agit de tendre des miroirs à la profession et à la mode, Edmonde Charles-Roux fait autorité. Pas toujours complaisants, concaves ou convexes, ceux-ci renvoient des portraits justes, séduisants ou à charge parfois, aux créateurs et aux couturiers qu'elle a côtoyés avec assiduité lorsqu'elle était rédactrice en chef du magazine Vogue. Biographe reconnue et appréciée, Edmonde Charles-Roux a consacré plusieurs centaines de pages à Mademoiselle Chanel dans L'Irrégulière

*2. Edmonde Charles-Roux, L'Irrégulière ou mon itinéraire Chanel, Paris, Grasset, 2009.
. À Madame Grès, deux colonnes seulement ! Pour autant l'auteur n'a pas failli à son intransigeant goût de la recherche et de l'analyse : les quelques lignes écrites sur celle qu'elle se plaît à nommer le «dictateur déguisé en souris» sont d'une égale acuité, bien que circonscrites à la page de droite d'un magazine à grand tirage. «La femme la plus secrète,
la plus silencieuse et la plus déterminée du monde», en plus d'entretenir savamment des « silences d'abbesse »

*3. E. Charles-Roux, Paris Match.
, de son propre aveu n'a rien à dire en dehors de son travail. Pour des raisons restées mystérieuses, Madame Grès a racheté le stock entier d'un livre qui lui était dédié, publié au Japon, interdisant ainsi sa diffusion. Sans autres explications, au début des années 1980, elle a renoncé à une exposition rétrospective à Paris, pourtant annoncée dans la presse. «Elle savait que je préparais un article et s'ingéniait à ne répondre
à aucune de mes questions », relate Edmonde Charles-Roux. « Qu'allez- vous écrire sur moi ? »

*4. Idem.
demandait- elle tout de même sans masquer son mépris pour l'exercice. À une autre journaliste ou chroniqueuse venue l'« épier », Madame Grès avait répondu, désabusée : «Je n'ai rien à dire et tout à montrer. Je ne fais que travailler, travailler, travailler.
Quand je ne dors pas, je coupe. Voilà ma vie.»

*5. Citée par Laurence Benaïm dans Grès, Paris, Éditions Assouline, 1999.
En 1980, Marylène Delphis interrogea Madame Grès au sujet de l'exposition qui n'aura finalement pas lieu : «Vous avez rencontré Paul Valéry... —, Il venait ici», répondit-elle.
Et Madame Grès désignant, placide, ses grands salons d'ivoire, s'empressa d'ajouter qu'elle « ne lui a jamais adressé la parole ». «Vous avez connu Giraudoux, Cocteau, Édith Piaf...» Elle laissa tomber la conversation car la seule chose qu'elle eut envie de dire était ce fameux : «Je travaille.»

*6 Marylène Delphis, «Madame Grès, Hellene de Paris», Le Jardin des Modes, déc. 1980.

Madame Grès n'est pas tant un sujet. C'est un thème. Celui du travail à l'oeuvre de la vie. Ce n'est pas une monographie, c'est un catalogue raisonné où l'intime, l'absence d'intime, croyait elle, interviennent peu.

Trop raccord avec l'image mythologique de la couturière, épingles au revers, telle que la rêve des générations de garçons couturiers illustrateurs, Madame Grès n'avait pas son pareil pour décourager les biographes qu'elle attirait et décevait aussitôt. Car, derrière
les artifices tapageurs au compte-gouttes et obscurs —, Madame Grès roule en Jaguar bleue dont elle a fait tendre les sièges de vison —,, «les jours se répètent identiques»

*7. Citée dans S. Hata, L'Art de Madame Grès, Tokyo, Bunka Publishing Bureau, 1980.
.

C'est comme si, ayant installé tous les attributs clinquants d'une vie luxueuse, Madame Grès avait renoncé à habiter celle-ci, préférant le travail sans relâche. Elle fait équiper sa voiture d'une télévision mais jamais ne la regarde, par exemple. Seule distraction consentie, le marché aux Puces qu'elle arpente, muette, en imperméable éteint, flanquée de son horrible pékinois, Musig.

L'austère personne apprécie le mobilier Haute Époque, les tableaux du XVIIe siècle hollandais et les croix byzantines. Comme Balenciaga, autre évêque de la modernité dont elle partage l'amitié, Madame Grès n'apprécie pas les goûts dissipés de son temps. Elle se révèle dans l'atelier. Elle en possède deux
à la maison de couture, l'atelier de couture fine et l'atelier de couture tailleur, un autre à la boutique et encore un à son domicile. Le travail triomphe toujours du romanesque.

«Je n'ai pas de véritable vie privée. Je me consacre entièrement à la maison et aux personnes qui y travaillent. Je pense que, en fin de compte, créer reste pour moi l'unique moyen de répondre à ces préoccupations [...]. Les jours se répètent identiques. Et ma famille a certainement dû en souffrir plus que moi encore. Je me suis arrachée à ma famille,
à la douceur du foyer, à l'intimité familiale des fêtes et des vacances. Et ce n'est pas seulement ma propre famille que j'ai dû négliger, dans une certaine mesure,
il m'a fallu sacrifier la vie privée des personnes qui travaillaient avec moi.»

*8. Idem.

Rien ne pouvait dissiper la plus obstinée et la plus besogneuse des couturières. Celle qui donna le nom de Cabochard à son parfum, faisant une allusion amusée et directe à son caractère têtu, ne se réalisa que dans les collections qu'elle créa des années 1930 aux années 1980. Six décennies durant, la couturière coupe et recoupe ses obsessions de tissus, ses sculptures vivantes, échappant aux modes qui se précipitent, les regardant de haut. «Je ne suis pas descendue dans la rue, j'y suis montée», tance-t-elle, effrontée, en haut d'une publicité dans les démocratiques années 1970

*9. Vogue Paris, août 1980, publicité Grès boutique.
. [...] Si l'issue et le dénouement ne sont pas suffisamment clairs, Madame Grès n'oublie pas de visser sur sa tête dure son fameux turban de jersey, manière de ne jamais s'autoriser d'autres horizons que le matériau qui fit son succès, qui creusa dans les plis maîtrisés le sillon de sa vie mais aussi son isolement.
«J'ai toujours pensé que la vie est une lutte interminable et j'étais convaincue que si
j'abandonnais cette lutte, la vie elle-même m'abandonnerait.»

*11. Idem note 7.

«à corps perdu»

Acharnée, Madame Grès travaille jusqu'à deux heures du matin et se lève à six heures. Quand on la questionne sur sa technique, elle répond désobligeante que la seule chose qu'elle
ne fasse jamais, c'est coudre ! En 1976, lorsqu'elle reçoit le Dé d'or, une distinction qui récompense la meilleure collection de la saison, Madame Grès s'amuse en agitant le Trophée réalisé par Cartier et commente, amusée : «Je n'en ai jamais eu d'autres. J'ai horreur de coudre. Je ne couds jamais !»

*12. Dépêche de l'AFP, juillet 1976.

Au gré des quelques interviews qui souhaiteraient percer le secret de sa création et de sa longévité, elle répond en ces termes : «Je ne crée jamais une robe à partir d'un croquis. Je drape le tissu sur un mannequin, puis j'étudie à fond son caractère et c'est alors que je prends mes ciseaux. La coupe est la phase critique et la plus importante de la création d'une robe. Pour chaque collection que je prépare, j'use complètement trois paires de ciseaux.»

*13. Idem note 7.
Madeleine Vionnet s'est incarnée dans les crêpes et les mousselines, tissus mous dont elle a révélé l'architecture par une coupe réinventée. Madame Grès s'est illustrée dans le jersey, de soie notamment, et a exprimé plus que quiconque ses vertus sculpturales.

Parce que «la matière exige», la couturière préparait ses vêtements à même le corps de ses modèles et de ses clientes préférées, en les faisant tenir simplement avec des épingles. Poursuivie par la hantise de la copie, elle emportait les ébauches chez elle pour les retravailler sur des mannequins de bois, dans l'isolement de son appartement, dit la légende. [...]

Grès dans le texte

Madame Grès, de son vrai nom Germaine Krebs, a commencé à travailler dans les années 1930. En 1933, rue de Miromesnil à Paris, elle s'associa à Julie Barton pour ouvrir la maison Alix Barton qui devient Maison Alix en 1934, rue du Faubourg Saint-Honoré. Remportant un grand succès, elle acquiert notamment sa notoriété avec des modèles qui évoquent «la statuaire antique mais qui, aussi paradoxal que ceci puisse paraître, sont absolument adaptés à la vie moderne de nos métropoles occidentales»

* 15. L'Officiel de la couture et de la mode, déc. 1935.
.

À la suite de différends avec ses associés, Germaine Krebs fonda en 1942 la maison Grès, anagramme du prénom de son mari, Serge. Celle qui voulait devenir sculpteur a emprunté le nom d'une roche sédimentaire formée de grains de sable (la couleur du sable, de tous les sables que l'on retrouve si souvent dans sa palette). Grès/Serge ne résista pas à la marque. Le couple s'effrita lors du départ du mari en Polynésie, d'où il ne revint pas. Resta Madame Grès, couturière déterminée aux sermons
durs comme la pierre, certaine de son métier et de sa solitude accrochée sous la forme d'une plaque à l'entrée d'un immeuble situé au 1, rue de la Paix ! [...]

Alors qu'on lui demandait ce qui est primordial en couture, Madame Grès répondit : «Dès que l'on a trouvé quelque chose de caractère personnel et unique, il faut l'exploiter à fond et en poursuivre la réalisation sans s'arrêter et jusqu'au bout. De même, il faut perfectionner sa propre technique et ne laisser échapper ni ne négliger aucun détail. » Elle ajoute : « Pour qu'une robe puisse survivre d'une époque à la suivante, il faut qu'elle soit empreinte d'une extrême pureté. »

*23. Idem note 7.

Antique mais jamais historiciste, traditionnelle mais pas exotique, l'oeuvre de Madame Grès est un instrument de mesure pour la modernité. Elle n'aimait que Balenciaga
et Yves Saint Laurent. Son acharnement et son obsession situent haut le sentiment de création qu'elle avait. Jusqu'à la fin, lorsque sa maison connut d'insolubles tourments économiques, Madame Grès a créé, fabriqué des robes, parfois même dans des tissus de fortune et de maigre qualité dont elle sortait toujours vainqueur. «Réuni le 22 juin 1972, le Comité syndical de la couture [actuelle Chambre syndicale de la couture parisienne] a demandé, à l'unanimité, à Madame Grès de bien vouloir assurer la présidence de l'organisation syndicale. Les couturiers, entendant ainsi rendre hommage à une personnalité exceptionnelle, ont voulu marquer à quel point la création couture dans sa forme la plus pure reste la préoccupation dominante de toute la profession, quelle que soit l'évolution des modes d'exploitation. »

*24. Comité syndical de la couture, communiqué de presse, 1972.



En plébiscitant celle que l'on nomme aussi The designer's designer, on récompense une position, un statut d'auteur que Madame Grès a épousé avec intransigeance. Réalisant chacune de ses robes, fermant les portes à double tour au moment du défilé, remerciant personnellement dans l'entrée les invités conviés à découvrir sa collection, Madame Grès veillait à tout. Rue de la Paix, quand photographes et journalistes partaient sur la pointe des pieds, elle restait seule avec sa certitude et la gravité que «la solitude est nécessaire et écrasante»

*25. Idem note 7.
.

L'oeuvre de Madame Grès. une histoire de la sculpture

Laurent Cotta

À travers son oeuvre Madame Grès est présente dans tous les musées du monde dédiés à la mode. Elle y occupe une place de choix, celle de génie tutélaire de la couture qu'elle partageait déjà, de son vivant, avec Cristóbal Balenciaga. Les quelque trois cents pièces de Madame Grès conservées dans les réserves du musée Galliera ont la particularité, commune aux créations de certains autres couturiers —, qu'elle admirait d'ailleurs —,, de constituer les fondations mêmes de notre collection. Elles témoignent de ce qu'est la haute couture poussée à son point ultime. Une preuve de son existence. Peut-être sa quintessence. Madame Grès avait une vision si exigeante de la couture qu'il n'y avait nul besoin de lui adjoindre l'adjectif «haute» : «L'expression “faire de la haute couture” me surprendra toujours : je fais de la couture... je ne suis qu'une bonne couturière. La haute couture, c'est cela pour moi... être un artisan qui a appris son métier à fond. Voyez-vous, du travail bien fait naît l'imagination : tous les métiers manuels stimulent l'esprit... Oui, je fais tout moi-même... Je prépare ma toile, je l'épingle... ensuite je taille, je coupe, je sculpte le tissu...»

*2. F. Vergnaud, «Rencontre avec Madame Grès», Marie-France, oct. 1976.
[...] Exposer dans un musée l'oeuvre d'une créatrice ayant une conception aussi haute de son métier —, ou de son art, bien qu'elle s'en défendît —, devient vite une gageure pour le moins intimidante. Qu'est la mode sans les mouvements du corps, sans ses attitudes... en particulier pour Madame Grès, souvent inspirée par sa passion de la danse ? Déplacer la présentation de ce travail dans un musée consacré à l'oeuvre d'un sculpteur, en l'occurrence celle de Bourdelle, sans résoudre la difficulté, en modifie les termes. La sculpture était, en effet, une autre passion de la couturière à laquelle elle souhaitait se consacrer. Ses parents en décidèrent autrement. Obstinée, elle se définissait volontiers comme un sculpteur d'étoffe, laissant la place d'honneur à son matériau, sa première source d'inspiration. Ainsi, le temps d'une exposition, les oeuvres de Bourdelle et de Madame Grès cohabitent, dialoguent, échangent leurs rapports au corps et à l'espace. Les nombreuses similitudes entre l'atelier du sculpteur et celui de la couturière apparaissent.

Même rangées dans les tiroirs et sur les portants des réserves de Galliera, selon une présentation rigide et bien peu séduisante, les créations de Madame Grès parviennent
à captiver par les détails de leur coupe, par le choix des étoffes que l'on peut
entrevoir. Un rapide passage sur un mannequin de couturière confirme la certitude d'être devant une oeuvre exceptionnelle et complique le travail de sélection. Sans le secours des étiquettes d'inventaire, la datation des pièces serait ardue. Peut-être cette datation n'est-elle pas si pertinente que cela, tant
la couture de Madame Grès est intemporelle, voire atemporelle. Au-delà d'une succession de vêtements issus de diverses collections apparaît une oeuvre à part entière, inscrite dans l'histoire de la couture et non plus dans les limites capricieuses de celle de la mode.

«La perfection est l'un des buts que je recherche. Pour qu'une robe puisse survivre d'une époque à la suivante. Il faut qu'elle soit empreinte d'une extrême pureté. C'est là le grand secret de la survie d'une création.»

*3. S. Hata, L'Art de Madame Grès, Tokyo, Bunka Publishing Bureau, 1980.
Remarquée en 1934 avec ses robes drapées à l'antique, Madame Grès, qui signait alors ses vêtements du pseudonyme d'Alix, puisait son inspiration, comme nombre d'artistes de cette décennie, dans l'Antiquité classique, source de la pureté souvent recherchée. [...]

- Catalogue 'Madame Grès, la couture à l'oeuvre'
- Editions Paris-Musées
- 224 pages
- 300 ill. n & B et couleur
- format 20 x 25 relié
- 37 €


- Madame Grès, la couture à l'oeuvre
- Exposition présentée du 25 mars au 24 juillet 2011
- Musée Bourdelle,
16 rue Antoine Bourdelle, 75015 Paris
Tél. : 01 49 54 73 73
www.bourdelle.paris.fr
- Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h sauf jours fériés.
- Prix d'entrée :
Plein tarif : 7 €
Tarif réduit : 5 €
Tarif jeune (14-26 ans) : 3,50 €
Gratuit moins de 14 ans
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Lire également :
- Germaine Krebs à Madame Grès
- Madame Grès : Repères Biographiques



Par Nicole Salez

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