Dans la ville des veuves intrépides - James Canon

Un village de femmes, serait-ce une utopie communautaire ? Voici des veuves hautes en couleurs, brillamment mises en scène par le romancier James Canon dans une bourgade perdue au fin fond de la Colombie. Féministe, politique, burlesque, drôle et vibrant !




Depuis le jour où les guérilleros ont débarqué et réquisitionné tous les hommes du village de Mariquita, les femmes sont livrées à elles-mêmes. Qu'à cela ne tienne ! Les ménagères soumises, les épouses dociles vont instaurer un nouvel ordre social. Ainsi, les très moustachues soeurs Morales décident de remédier à leur condition de célibataires frustrées en créant un bordel ambulant , Francisca, la veuve d'un grippe-sou notoire, mène la grande vie après avoir découvert le magot de son mari. Et puis, il y a la tenace Rosalba, auto-proclamée maire, et le padre Rafael, seul rescapé de la gent masculine, volontaire pour assurer la procréation de la nouvelle génération... Baroque, éblouissante de fantaisie, la chronique tragico-burlesque d'une bourgade perdue au fin fond de la Colombie.


James Canon

James Cañón (Photo by Jerry Bauer)


James Canon est né et a grandi en Colombie. Après des études de publicité à l'université Jorge Tadeo Lozano de Bogota, à vingt-cinq ans, il part étudier l'anglais à New York. Tout en prenant des cours à la New York University, il commence à écrire. Diplômé de l'université de Columbia, il a reçu le prix d'excellence Henfield dans la catégorie fiction. Ses nouvelles ont été publiées dans de nombreuses revues littéraires aux États-Unis, au Mexique , en France, en Belgique, etc. Dans la ville des veuves intrépides (Tales from the Town of Widows & Chronicles from the Land of Men) est son premier roman. Publié dans plus de vingt pays, il a été sélectionné comme l'un des dix «meilleurs livres de l'année » par l'American School Library Journal, et a reçu plusieurs prix, parmi lesquels en 2008, le Prix du Premier Roman Étranger et le Prix des lecteurs de Vincennes . James Canon vit à New York. Il travaille actuellement à son deuxième roman.


Extrait du livre

Le jour où les hommes disparurent

Mariquita, le 15 novembre 1992

LE JOUR OU LES HOMMES DISPARURENT commença comme un dimanche matin ordinaire à Mariquita : les coqs oublièrent d'annoncer l'aube, le sacristain ne se réveilla pas à temps, la cloche de l'église n'appela point les fidèles à assister à l'office des matines, et (comme chaque dimanche depuis les dix dernières années) une seule personne se montra à la messe de six heures : dona Victoria viuda de Morales, la veuve Morales. Celle-ci était habituée à cette routine, de même que le padre Rafaël. Les toutes premières fois, cela avait été gênant pour eux deux : le petit prêtre presque invisible derrière la chaire, prononçant son homélie , la veuve assise seule au premier rang, grande et bien en chair, complètement immobile, la tête couverte d'un voile noir qui lui descendait jusque sur les épaules. À la longue, ils décidèrent de se débarrasser de la cérémonie et prirent l'habitude de s'asseoir dans un coin à boire du café et à papoter. Le jour où les hommes disparurent, le padre Rafaël se plaignit auprès de la veuve de la diminution sévère des revenus de la paroisse, et ils discutèrent des dif­férentes façons de relancer la dîme payée par les fidèles. Après leur causette, ils convinrent de laisser tomber la confession, mais la veuve reçut néanmoins la communion. Ensuite, elle récita quelques prières avant de rentrer chez elle.

Par la fenêtre ouverte de son salon, la veuve Morales entendit les marchands ambulants essayer d'intéresser les lève-tôt à leurs amuse-gueule : «¡ Morcillas !» «¡ Empa-nadas !» «¡ Chicharrones !» Elle ferma la fenêtre, plus incommodée par l'odeur désagréable des boudins et de la friture que par les voix stridentes qui en vantaient les mérites. Elle réveilla ses trois filles et son unique fils avant de retourner à la cuisine, où elle sifflota un cantique en préparant le petit déjeuner pour sa famille.

À huit heures du matin, la plupart des portes et des fenêtres de Mariquita étaient ouvertes. Des hommes passaient des tangos et des boléros sur de vieux phonographes, ou écoutaient les nouvelles à la radio. Dans la rue principale, le premier magistrat du village, Jacinto Jiménez, et le brigadier, Napoléon Patiño, tiraient dehors sous un immense manguier une grande table ronde et six chaises pliantes pour jouer au Parcheesi avec quelques voisins triés sur le volet. Dix minutes plus tard, au coin sud-ouest de la place, don Marco Tulio Cifuentes, l'homme le plus grand de Mariquita, propriétaire d'El Rincón de Gardel, le bar de la ville, transportait dehors ses deux derniers clients ivres, un sur chaque épaule. Il les étendit sur le sol, côte à côte, avant de fermer boutique et de rentrer chez lui. À huit heures trente, à l'intérieur de la Barberia Gómez, un petit bâtiment en face de la mairie de Mariquita, don Vicente Gómez se mit à affûter ses rasoirs et à stériliser à l'alcool ses peignes et ses brosses, tandis que sa femme, Francisca, nettoyait les miroirs et les fenêtres avec des journaux humides. Pendant ce temps-là, deux rues plus bas, sur la place du marché, l'épouse du brigadier, Rosalba Patino, marchandait à un fermier au visage rougeaud une demi-douzaine d'épis de maïs, tandis que des femmes plus âgées, sous des stores verts, vendaient de tout, de la gelée de pied de veau aux cassettes piratées de Thriller, de Michael Jackson.

- Dans la ville des veuves intrépides
- Auteur : James Canon
- Traduit de l'américain par Robert Davreu
- Editeur : Le Livre de Poche
- Date de parution : mars 2010
- 7,50 €

Par Nicole Salez

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