De l’oie blanche à la militante

Ce joli mois de mai m'a définitivement convaincu que l'on pouvait influer sur son destin.

Les graines de la révolte avaient été semées, il y a belle lurette.Dès la fin de la guerre d'Algérie, où papa, Algérie française bon teint, avait refusé de mettre notre chambre de bonne, inoccupée, à disposition des pieds- noirs, j'avais compris qu'un précipice séparait la théorie de la réalité. J'étais née rebelle. Et ce genre d'événement me faisait gronder à l'intérieur. Surtout que l'avenir, pour une jeune fille dite « de bonne famille », n'était pas radieux. Mariage avec un homme du « même monde », fabriquer des bébés, tenir une maison. Mais de manière étonnante, notre père, à la suite d'une histoire douloureuse dans sa famille, avait compris que ses trois filles devaient avoir un métier, afin de « pouvoir se retourner », selon son expression favorite. Bien qu'assez réactionnaire, il nous poussa donc à faire des études. Je n'étais pas la plus douée, mais vaille que vaille, j'avais été admise dans une école supérieure, privée, réservée aux fils et filles à papa, au prix de scolarité exorbitant, où je ronronnais tranquillement dans ce qui, je m'en aperçus des années plus tard, ne me concernait pas. Le 9 mai, j'avais dîné avec ma sœ,ur et des amis dans un restaurant à Montmartre, sans me préoccuper de rien. Le taxi, qui nous ramena Rive Gauche, nous expliqua qu'il était difficile de traverser la Seine. Pour ne pas effrayer le bourgeois sans doute, il n'écoutait pas la radio quand le taxi était chargé. On devait aller dans le haut de la rue de Tournon, et ensuite rue Joseph-Bara. C'était notre terminus. Il fit un long détour, mais nous amena à bon port. A la maison, maman n'était pas couchée, l'oreille collée au poste de radio. « Ça flambe rue Gay-Lussac, il y a des barricades au Quartier Latin », nous dit-elle. Ma sœ,ur et moi nous installâmes avec elle. Mai 68 avait démarré dans la famille. Plus rien ne serait comme avant.


Tous au Champ de Mars

Le 13 mai, c'était le jour de la grande manif, appelée par les syndicats et les étudiants. Un peu émue, j'allais voir passer la manif au bout de la rue Michelet. Je trépignais en voyant passer cette foule colorée, heureuse, chantante et ressentais une émotion inconnue. Sont arrivés les anars, avec leurs drapeaux noirs. Une impulsion m'a propulsée dans leur cortège. J'étais complètement perdue, mais goûtais le plaisir de ces sensations nouvelles, qui portaient un nom, liberté. Un garçon a senti mon désarroi. Il m'adressa la parole , je lui avouais que j'étais une novice en matière de manifestation. Nous arrivions à Denfert-Rochereau, où le cortège était sensé se dissoudre. Les cris fusaient : « Dispersion, trahison, tous au Champ de Mars », la CGT appelait à la dispersion , dans l'avenir, je constaterai que la CGT était dans son rôle. Une certaine confusion régnait. Mon anar me prit par la main et m'affirma qu'il fallait aller au Champ de Mars. J'étais d'accord, je n'avais pas envie que s'arrête si vite l'aventure. J'avais le sentiment, pour la première fois de ma vie, de participer à un mouvement de fond qui changerait définitivement le monde. Dans la joie et les chants révolutionnaires que je ne connaissais pas encore, nous arrivâmes sur l'esplanade. Tout d'un coup, je me rappelais que papa était parti chez le dentiste pour se faire soigner un nombre impressionnant de dents. Il me fallait téléphoner d'urgence pour donner des nouvelles et surtout en demander. On n'était pas encore habitué à me voir disparaître sans crier gare. Je trouvais un téléphone. Mission accomplie. Et pour la première et dernière fois de ma vie, je fis le mur.


La folie des AG

Maman était inquiète et ne pouvait pas imaginer que je ressorte, au retour de mon équipée du Champ de Mars. Je montais sagement dans ma chambre, qui était au 6e étage, et je repartais par l'escalier de service. Mon chevalier servant m'attendait au Wimpy Capoulade, à l'angle de la rue Soufflot. Nous devions nous restaurer avant ma nuit historique. Nous allions occuper la Sorbonne. Je ne m'y sentais pas très légitime, mais tout devenait possible dans cette nuit magique.
Les jours suivants, mon école étant en grève et fermée, furent ceux de l'apprentissage accéléré. Nous étions à côté de l'Institut d'Art. C'est là que se tenaient les AG des artistes. En général, les AG artistes étaient convoquées assez tôt. Et l'AG étudiante était censée lui succéder. L'AG étudiante ne se tenait jamais, car la précédente s'éternisait , il était donc décidé d'une jonction artistes étudiants. Et le tour était joué. Cela m'a permis d'y voir le plus beau couple du cinéma français, Delphine Seyrig et Samy Frey. Ils intervenaient avec sérieux, au même titre que les vieux soutiers du spectacle.


L'apprentissage de la Révolution sur le tas


Durant cette période, j'ai aussi accru mon vocabulaire. Ma culture politique était limitée. J'ignorais tout de la lutte des classes. Un copain m'avait donné un tuyau : il y a un peu d'argent à se faire en vendant des journaux à la criée. Je vais au rendez-vous, rue du Croissant, j'allais vendre Combat. Je prends ma pile, et me fais alpaguer aussi sec par un type. Il me traite de jaune. Je le regarde avec stupéfaction. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Il se met à ricaner sur le thème : « Tiens, encore une petite bourgeoise qui croit faire la révolution, et qui ne connaît rien aux mécanismes du capital et à l'oppression du prolétariat. » C'est ainsi que, sur le trottoir de la rue Réaumur, j'ai reçu mon premier cours de marxisme appliqué. Je croyais changer le monde et je brisais les grèves. Je n'ai plus jamais vendu de journaux dans la rue.
Mon Mois de Mai tirait à sa fin. De Gaulle avait retourné les foules, et il était clair que « le grand soir » n'était pas pour demain. Qu'importe, notre vieux monde s'était fissuré. Les filles ne seraient plus jamais élevées comme je l'ai été. Les bases étaient jetées pour que les femmes prennent leur destin en main. L'histoire du Mouvement de Libération des Femmes, plus connu sous le nom de MLF, et le Mouvement pour la Libération de l'Avortement et de la Contraception, le MLAC, découle directement de ce mois de tous les possibles.

Par Marie Catherine Chevrier

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