Des Hommes et des Dieux : entretien avec le réalisateur, Xavier Beauvois

'Des Hommes et des Dieux', film de Xavier Beauvois, grand prix du jury au festival de Cannes 2010, sort au cinéma le 8 septembre 2010. Dans cet entretien, Xavier Beauvois nous parle de la préparation du film, de sa façon d'aborder le sujet, de ses inspirations, de ses échanges avec l'équipe, les acteurs, des lieux du tournage. Il résume son film en trois mots : Liberté, égalité, fraternité !




*Propos recueillis par Christian Fevret

Vos films, et particulièrement celui-là, doivent-ils être des aventures
humaines avant d'être des aventures artistiques ?


Je vis chaque film comme une aventure. C'est la raison pour laquelle
les gens aiment bien tourner avec moi : ils n'ont pas juste participé
à un film, ils ont vécu quelque chose... de fort, un peu rock'n'roll.

Cette méthode vous paraît-elle indispensable ?

Non, on peut être assez immonde comme Pialat, provoquer un
psychodrame permanent et faire de très beaux films. Mais je suis
paresseux : avec moi, il faut que ce soit le plus gentil, le plus simple,
le plus drôle possible. Je ne veux pas que ce soit la guerre, mais que
tout le monde prenne du plaisir et soit heureux.

Vous dites souvent que sur chaque nouveau sujet, vous êtes
ignorant.


Je sais que je ne sais pas. Pour ce film, après avoir lu le scénario
d'Etienne Comar, j'ai rencontré un théologien, j'ai engagé un
conseiller monastique, Henry Quinson, avec qui j'ai relu le scénario
pour essayer de comprendre ce qu'est la foi, la vie monastique, le
mystère pascal par exemple. Je suis assez ignorant au début, mais
très vite j'en sais plus que les autres, ce qui est la moindre des
choses lorsqu'on a la prétention de faire se déplacer les gens au
cinéma : il faut être plus fort, travailler plus.

Qu'avez-vous lu pendant la préparation ?

Tout ce que je pouvais lire sur le sujet, mais surtout un livre de
John Kaiser qui raconte toute l'histoire de l'Algérie et des frères :
c'était devenu notre Bible. J'ai également lu les écrits de Christian
de Chergé, ceux de frère Christophe, des extraits de la Bible et du
Coran. Toutes les différentes interprétations de la Bible et du Coran sont assez
fascinantes à comparer : selon la traduction, il peut y avoir un point d'interrogation
ou non. Par exemple « Vous êtes des dieux. Mais pourtant vous mourrez comme
des hommes » ou bien « Vous êtes des dieux ? Non, vous mourrez comme des
hommes ». Et ça change tout.

Pourquoi avez-vous envoyé tous les moines apprendre à chanter ensemble dans
une vraie église ?


Une question de logique : pour les familiariser à être ensemble dans une église.
C'est déjà de la direction d'acteur. À raison de plusieurs fois par semaine pendant
deux mois, ils ont appris à être ensemble et à chanter ensemble avant même de
venir sur le plateau. Ça a plus de sens, c'est plus intéressant et plus utile qu'une
lecture dans un bureau. Je les ai aussi envoyés en retraite au monastère de
Tamié. Comme j'ai choisi des gens intelligents, respectueux les uns des autres,
ils sont arrivés sur le tournage avec des liens forts. Ensuite, le talent, l'absence
d'ego, la gentillesse, l'humour et la modestie de chacun font que ça fonctionne
immédiatement : dès la première scène du film, chacun a compris qu'il se
passait quelque chose entre eux.

Vos films se jouent en grande partie dès le choix de vos collaborateurs.

Ce choix est le même depuis longtemps : Caroline Champetier au cadre,
Jean-Jacques Ferran au son, Eric Bonnard au mixage, ma scripte Agathe,
la production de Why Not... On commence à se connaître par coeur. J'ai le
sentiment d'être le Président de la République de mon film, avec des ministres
auxquels je délègue beaucoup parce que je leur fais confiance : ministre des
finances, ministre du son, ministre du montage... Caroline Champetier et moi
nous nous connaissons par coeur, nous connaissons parfaitement les tableaux,
les peintres, les périodes que nous aimons, nous avons en commun des aventures
de films, des goûts, de longues discussions.

Quelle influence ont vos goûts communs pour la peinture ?

Lorsque je veux filmer un terroriste à moitié nu allongé sur une table
d'auscultation, je pense au Christ de Mantegna , et comme Caroline connaît, elle
sait immédiatement comment éclairer la scène. C'est par ailleurs l'un des tableaux
les mieux cadrés de l'histoire de la peinture : inutile de chercher un autre cadre.

Même réflexe pour filmer une femme dépressive buvant seule dans un bistrot comme dans Le petit lieutenant : je pense à l'Absinthe de Degas,
je montre le tableau à l'actrice, on s'en inspire mais sans que ça ait
l'air d'un tableau. Il y avait aussi ce merveilleux habit des frères : un
noir et blanc qui permet des choses magnifiques au niveau de la
lumière, du cadre et de l'improvisation. Comme les moines portent
le même habit en permanence et que le décor est quasi unique,
j'ai une grande liberté au tournage, mais aussi au montage, pour
déplacer des scènes.

Cela vous amusait de vous inspirer du Christ de Mantegna pour
représenter un musulman et islamiste ?


Oui, moitié jeu de mot, moitié provocation. J'ai également pensé à
la photo du Che mort d'Alberta, surtout lorsque mon personnage
a une balle dans le buffet. Par contre, je casse le tableau tout
de suite : deux secondes et je passe à la blessure. J'aime aussi
beaucoup l'Incrédulité de St Thomas du Caravage, lorsqu'il
introduit son doigt dans la plaie, mais je ne voulais pas abuser :
trop de référence nuit au film, il faut juste rendre discrètement
hommage aux gens qu'on aime.

Vous diriez que l'essentiel du film s'est joué pendant la préparation
ou sur le tournage ?


La lumière se joue en partie pendant la préparation parce qu'il
faut déterminer les teintes, les patines, les couleurs des murs.
Ensuite, passer du temps à traîner dans le décor avant de tourner
me donne des idées. Lorsque je ne suis plus dans un
scénario mais dans le concret, la manière de filmer la scène
m'apparaît avec évidence : il me suffit d'imaginer les moines dans
ce décor.

À quel moment avez-vous su comment filmer cette histoire ?

En allant voir de vrais trappistes à l'abbaye de Tamié en Haute Savoie, en assistant
à leur quotidien, j'ai réalisé que j'allais devoir mettre en scène une mise en
scène —, parce que tout rituel est déjà une mise en scène. Le point de départ était
le respect de cette mise en scène-là : il fallait qu'elle soit d'abord fidèle, précise et
irréprochable dans mon film. C'est la raison pour laquelle j'avais d'abord besoin
d'un conseiller technique monastique avant de faire ma propre mise en scène :
des plans fixes à l'intérieur du monastère, des axes avec des raccords à 90° dans
l'église, comme la croix. Je savais que j'aurai peut-être un peu plus de liberté à
l'intérieur du dispensaire de Luc, mais que je ne ferai de travellings qu'à l'extérieur,
dans la nature, sur les travaux des champs par exemple.

Pourquoi pouviez-vous vous autoriser plus de liberté à l'extérieur ?

Parce qu'on n'est plus dans le rituel. Pour ces frères qui prient presque sans relâche,
travailler peut apporter un peu de détente et de légèreté : chercher du bois avec
une brouette, labourer, aller au marché. Il y a aussi ce qu'on appelle la journée de
désert : à Tibéhirine, deux fois par mois, les frères disposaient d'une journée « libre ».

Certains, comme frère Jean-Pierre, restaient dans leur cellule à méditer, d'autres
comme Christian aimaient bien se promener dans la nature. Ces promenades-là
devaient s'accompagner de grands travellings contemplatifs et de panoramiques
sur les arbres.

Vous vous posez parfois encore la question de l'endroit où placer la caméra ?

Pas beaucoup, non. On en discute parfois avec Champetier pendant les repérages
et lorsqu'elle n'est pas d'accord avec moi, je peux accepter de changer d'idée. Mais
le plus souvent c'est une évidence, elle réussit à concrétiser ce que j'ai en tête. La
frontière entre une image et un plan est très mince, et je ne veux jamais passer du
côté de l'image —, l'image, c'est pour les clips et la publicité. Champetier a réussi
des plans magnifiques qui ne sont jamais des images. À une exception : quand
Olivier Rabourdin prie dans les rayons de lumière, la fumée du poêle
à bois matérialise trop la lumière, on a une image et pas un plan.
L'avoir gardé permet de faire comprendre la différence.

Comment a évolué votre manière de filmer depuis Nord ?

Nord est déjà assez épuré, mais j'essaye de faire encore plus épuré
et accessible. Comme les peintres japonais qui tentent d'arriver
au trait le plus simple. Même chose avec le son : il n'y a pas de
montage, ce n'est quasiment que du son direct. Nous avons tourné
dans ce qui était un monastère il y a cinquante ans, une ruine que
nous avons retapée, mais autour de laquelle rien n'a été construit
depuis un demi-siècle, pas la moindre route. Comme nous avions le
vrai son d'un monastère, il était impensable d'ajouter de faux sons.

Comment avez-vous travaillé l'aspect intemporel et non localisable
que vous vouliez donner au film ?


J'ai pensé qu'il fallait filmer cette histoire comme si elle s'était
déroulée il y a des siècles, comme s'il s'agissait d'une tragédie
grecque ou d'un western. Cela m'a aidé à prendre du recul, comme
si ces moines étaient déjà des saints et que je venais avec une
caméra qui remonte le temps. Là-bas, sur le tournage, nous étions
hors du monde et hors du temps.

Vous avez beaucoup travaillé avec la population locale.

Ils ont participé très activement au tournage. Et j'ai beaucoup appris
du peuple marocain sur l'existence : une certaine joie de vivre, une
absence de stress sur le plateau —, les marocains y sont allergiques.
Avec eux, les choses se font dans une atmosphère que je ne connais
pas en France : pas d'angoisse, mais des ondes positives.

Comment avez-vous trouvé le monastère ?

Notre production locale a visité tout ce qui pouvait ressembler à ce qu'on cherchait
au Maroc. C'est le premier décor que j'ai vu, j'ai su immédiatement que c'était ce
qu'il me fallait : ça et rien d'autre.

Vous pourriez tourner en studio ?

Non, il en est hors de question. Je ne fais pas du cinéma pour aller tous les matins
à l'usine, mais pour être dans de vrais endroits. En studio, je n'y crois pas car tout
est artificiel. Et si je n'y crois pas, le spectateur ne peut pas y croire. J'ai besoin d'un
vrai monastère qu'on transforme en faux studio. On peut réussir de très beaux
films en studio, mais je ne sais pas faire.

Qu'avez-vous fait des grands films de l'histoire du cinéma qui ont abordé la religion ?

À la veille du tournage, avec certains de mes techniciens et de mes acteurs, nous
avons revu Les 11 fioretti de Rossellini pour se placer sous de bons auspices —,
comme lorsqu'on va à la pêche : on amorce la veille, pour que ça morde.

Mais j'ai
pour habitude de ne pas revoir les films qui ont un rapport avec celui que je vais
tourner. Je préfère aller voir les vrais moines, ce qu'est la Bible, ce qu'est la religion.

Il se retrouve dans mon film des choses de cinéastes que j'ai aimés, mais je ne sais ni
comment, ni pourquoi. Je ne suis nourri que de ce que j'ai entièrement digéré. Dans
Selon Matthieu par exemple, lorsque je fais des plans sur les maisons bourgeoises,
j'ai oublié que mon ami Barbet Schroeder l'a déjà fait dans Le mystère Von Bulow.

Je n'ai pas l'impression de lui voler une idée, je l'ai digérée. Tout mon cinéma n'est
qu'héritage des autres —, sans quoi je serais un enfant sauvage de Truffaut, je ne
saurais rien. J'ai pris un peu de la façon de faire de Cassavetes, de Sergio Leone,
de peintres que j'aime : difficile de peindre la mer sans penser à Hokusai, à Monet,
à Gauguin, à Turner. J'ai retenu les leçons de Jean Douchet, mais aussi de Téchiné
dans sa façon de faire avec ses acteurs, ou lorsqu'il cite Renoir disant que le plateau
devait rester ouvert pour que survienne l'inattendu.

Vous travaillez avec la même équipe depuis longtemps, mais cette
fois vous avez fait confiance à une jeune monteuse, dont c'est le
premier long métrage.


Après cinq films et avec l'expérience qu'on a acquise, on peut
faire confiance à une jeune monteuse... J'ai dû être très marqué
par l'émission Cinéma Cinéma quand j'étais petit : j'ai le souvenir
de l'épisode avec Cassavetes dans son cabriolet, qui travaillait au
montage chez lui tout en rigolant, en fumant et en buvant des
coups. Je me suis dit que c'était le métier que je voulais faire.

Si vous deviez résumer votre film en trois mots ?

Liberté, égalité, fraternité.


Filmographie sélective de Xavier Beauvois

Scénariste et réalisateur

- 2010 : DES HOMMES ET DES DIEUX,
Grand Prix du Festival de Cannes -
Prix de l'Éducation Nationale -
Prix du Jury OEcuménique

- 2005 : LE PETIT LIEUTENANT,
Sélection Officielle Festival de Venise

- 2000 : SELON MATTHIEU,
Sélection Officielle Festival de Venise

- 1995 : N'OUBLIE PAS QUE TU VAS MOURIR,
Prix Jean Vigo -
Prix du Jury Festival de Cannes

1992 NORD

Acteur

- 2009 VILLA AMALIA de Benoît Jacquot
- 2005 LE PETIT LIEUTENANT de Xavier Beauvois
- 1999 LE VENT DE LA NUIT de Philippe Garrel
- 1998 DISPARUS de Gilles Bourdos
- 1996 PONETTE de Jacques Doillon
- 1995 N'OUBLIE PAS QUE TU VAS MOURIR
de Xavier Beauvois


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Par Nicole Salez

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