Entreprises et environnement : marché de dupes ?

Est-ce que les entreprises se fichent du monde ? Entre les discours, les prises de positions politiques, les déclarations d'intention et la réalité et ses pratiques, il y a un monde. Un monde malmené, souligne Elisabeth Schneiter qui révèle l'hypocrisie des uns et l'impuissance des autres.




Brice Lalonde était récemment l'invité du Comité 21sur le thème : 2015 et après.

Ses premiers mots ont été pour s'émerveiller du rôle des entreprises dans le développement de la planète, « En deux siècles elles ont changé le monde ! » Puis il a souligné que 2015 est une année importante car c'est l'échéance des OMD (Objectifs du millénaire), fixés par l'ONU en 2000 pour lutter contre la pauvreté.

Il a ensuite exposé que l'avancée majeure de Rio+20, dont il était l'un des coordinateurs exécutifs, a justement été d'instaurer pour après 2015, des« Objectifs pour le développement durable» (ODD). Et pas seulement pour les pauvres comme les OMD, mais pour l'humanité toute entière ! « C'est complètement nouveau ! » s'est-il exclamé, enthousiaste sur ce résultat, car comme il l'écrit dans un article pos- Rio, sur le site de l'UNEP : « La décision la plus spectaculaire de Rio + 20 a été de prier la communauté internationale de fixer un nombre réduit d'objectifs de développement durable pour l'humanité d'ici 2015. Cette décision extraordinaire et imprévue, introduite lors des préparatifs de la réunion par la Colombie, pourrait modifier toute la dynamique de la coopération internationale au cours de la prochaine décennie»

*http://www.unep.org/pdf/OP-FEB-2013-fr.pdf )

Il a fait ensuite remarquer que « Tout est négocié politiquement, mais certaines entreprises sont devenues plus puissantes que certains états... alors l'ONU demande aux entreprises de l'aider et d'aider aussi les États. »

Le Pacte mondial de l'ONU (nom français du Global compact) a donc pour mission de rallier les entreprises pour qu'elles prennent dix engagements sur les thèmes de la solidarité, de l'égalité hommes femmes, du développement durable etc.

Elles sont déjà 8000 à participer. Répondant à une objection, il a dit que si elles ne respectent pas les engagements, « Elles sont tout simplement « delisted », euphémisme américain pour dire, virées ». C'est tout simple !

Pourtant, comme ce sont les entreprises elles-mêmes auxquelles il incombe d'évaluer, par un rapport annuel, leur propre performance et leur respect ou pas des objectifs, sans vérification de l'ONU... quelques participants semblaient néanmoins s'interroger tout de même sur ce qui se passe en réalité.

Évidemment, a-t-il fait remarquer, « il existe une tension entre la croissance économique et les limites planétaires, on pourrait même parler de bataille, sur les Neuf frontières... », il parlait des neuf seuils biophysiques à ne pas dépasser, proposés en 2009 par Will Steffen, directeur exécutif de l'Institut du changement climatique de l'Australian National University à Canberra. Mais Brice Lalonde s'est félicité que certaines entreprises, « qui ont par nature l'espoir de durer plus longtemps que des politiciens au pouvoir, sont souvent plus mobilisées que les gouvernements », et il cite comme exemple de leur indépendance et de leur vision à long terme le fait que quelques entreprises européennes aient décidé de ne plus faire de rapport tous les trois mois aux actionnaires. Vraiment !


Que se passe-t-il ?

J'étais venue parce que la question de savoir comment l'humanité va gérer les problèmes de la planète maintenant et après 2015 me semble en effet brûlante : les océans sont quasiment vides de poissons, remplis d'ordures, et bientôt radioactifs grâce à Fukushima. L'eau propre manque à un bon milliard d'êtres humains. L'air est de plus en plus irrespirable dans de nombreuses villes. L'agriculture chimique a des effets épouvantables sur la terre et les personnes. Le climat est sens dessus dessous, avec récemment et presque simultanément 100 000 têtes de bétail, mort gelés par un blizzard hors saison dans le Dakota du Sud aux États-Unis, pendant que la région de Sydney, en Australie était dévastée par d'énormes incendies. En plus le GIEC prévoit dans son dernier rapport la possibilité de modifier le climat par des dispersions de particules métalliques et chimiques dans l'atmosphère, la géo-ingénierie, une technique mégalomaniaque inquiétante dont personne ne connaît encore les conséquences possibles mais que les Russes, par exemple utilisent déjà sans le dire et sans contrôle.

Dans l'amphithéâtre de l'UNAF, place Saint Georges, les questions, sauf une sur le nucléaire, sont restées très technocratiques, abstraites, comme si les intervenants du public averti, soucieux peut-être de montrer qu'ils maîtrisaient eux-aussi les détails de procédure dans les négociations internationales en cours, semblaient avoir tout simplement perdu de vue ce qui se passe réellement en ce moment même sur la terre.


Les entreprises attaquent



Le Comité 21 est un réseau d'acteurs engagé dans la mise en œ,uvre opérationnelle du développement durable. Pourtant personne dans l'assemblée n'a abordé la question du pouvoir grandissant des lobbies, de l'opacité de leur action, et de leur capacité à influencer les acteurs politiques, les décisions de la Commission européenne, (http://www.nytimes.com/2013/10/19/world/europe/lobbying-bonanza-as-firms...) et des États-Unis.

Ni le fait que, non contentes de contrôler un nombre croissant d'acteurs politiques, de chercheurs, d'institutions internationales..., les entreprises attaquent désormais en justice les pays qui osent vouloir changer de cap pour protéger leur territoire, la santé de leur peuple ou leur forêt.

L'entreprise suédoise Vattenfall a attaqué l'Allemagne, après la décision du gouvernement fédéral allemand en 2012 de supprimer progressivement l'énergie nucléaire à cause du désastre nucléaire de Fukushima. L'entreprise demande 3,7 milliards en compensation des bénéfices perdus suite à l'arrêt de deux de ses centrales nucléaires.

Philip Morris a attaqué l'Uruguay et l'Australie sur leurs lois anti-tabac, qui les empêchent d'afficher effectivement le logo de leur marque, causant ainsi une perte substantielle de leur part de marché !

C'en est au point que la Directrice générale de l'OMS, Dr Margaret Chan, a demandé à la communauté mondiale d'être aux côtés de l'Australie pour déjouer les tentatives de l'industrie du tabac de faire révoquer la nouvelle loi australienne sur la lutte antitabac, texte qui dispose que les produits du tabac seront vendus sous «conditionnement neutre» —, c'est-à-dire des paquets de couleur terne, sans logo, sur lesquels seront apposées des représentations graphiques illustrant les maladies liées au tabac.

Chevron qui a déversé plus de 18 milliards de gallons d'eaux usées toxiques dans la forêt tropicale pendant plus de trente ans d'exploitation pétrolière en Amazonie équatorienne avec des conséquences dramatiques sur les populations et la nature a été condamné. La société qui doit payer une amende de 19 milliards de $, pour tenter de remédier aux dégâts, est récemment passée à l'attaque, devant un tribunal à New York. Elle accuse de fraude et d'extorsion les avocats qui l'ont poursuivie et qui ont obtenu ce jugement extraordinaire.
Par ses lobbies et par une méga-campagne de relations publiques mondiale cette fois-ci, Chevron attaque aussi simultanément le Président de l'Équateur et les associations de défense. Cette stratégie agressive commence hélas à convaincre le public, en attendant les décisions des juges américains.

http://chevrontoxico.com/news-and-multimedia/2013/1014-chevron-retaliati...

L'intention des entreprises semble être d'ériger le profit en un droit opposable à la souveraineté même des États.


Arriveront-ils à temps ?

Quelles avancées positives, sur le plan international, depuis le rapport du Club de Rome en 1972 dont les prévisions se vérifient chaque jour ? Depuis la première conférence de Rio en 1992 ? Et quels nouveaux désastres au bénéfice de qui ?

Les OMD, les ODD, les Neuf frontières et les Dix priorités pour l'humanité... ! En quarante ans les écologistes n'ont-ils réussi qu'à organiser des conférences et à fixer des objectifs ?

Oui, il y a eu des avancées, des victoires chèrement gagnées , des morceaux de nature arrachés aux pelles mécaniques et aux grands travaux inutiles, la preuve et la reconnaissance juridique de la nocivité des pesticides, la démonstration de celle des OGM, le moratoire sur l'exploitation des gaz de schiste en France ( pour combien de temps ?).

Mais quelles que soient les bonnes intentions du Pacte mondial et de Brice Lalonde, il semble bien que la lenteur des négociations internationales visant à protéger l'environnement soit symétrique de la rapidité des entreprises à exploiter la nature, les hommes, les femmes et les enfants, et à imposer leurs volontés aux États et aux peuples. Est-ce un hasard, une malédiction ? Ou la conséquences de manigances malignes ?


Des accords commerciaux sous le manteau

L'un des outils actuels de prise de contrôle de l'économique sur le vivant, ce sont les accords de libre-échange, négociés à grands pas et dans un quasi-secret. Pas de campagne de relations publiques, aucune annonce, presque rien dans les médias, mais ces accords avancent, sous la houlette des entreprises qui dominent les discussions, ouvertement et indirectement.

Par exemple, le TTIP, l'accord de partenariat transatlantique sur le commerce et l'investissement. ATTAC explique dans un article sur son site (http://www.france.attac.org/articles/accord-de-libre-echange-ue-us-un-co...) : « À lire le mandat donné à la Commission européenne, littéralement assiégée par les plus grands lobbies internationaux, il ne s'agit pas essentiellement d'un accord de commerce mais d'un accord sur la « convergence réglementaire», sur la suppression des normes « non nécessaires » ou « non raisonnables », existantes ou à venir. Il s'agit d'harmoniser les normes sociales, environnementales, alimentaires, sanitaires, afin de protéger l'investissement de formes « d'expropriation indirecte » provoquées par des réglementations politiques qui nuisent à l'expansion des firmes et de leurs profits. » Tout est dit ! Ce traité donnera aux entreprises des droits qui primeront sur les droits humains.

Les avantages commerciaux promis semblent une ruse pour cacher le fait que chaque pas en avant dans cette voie est une étape vers une gouvernance globale, sous l'influence des plus forts, et des plus riches, sans considération pour les personnes ou la nature. L'objectif clair des architectes du TTIP est de prendre au piège les États-Unis et l'Europe dans un processus toujours plus strict d'intégration et de convergence économique, qui a déjà transformé l'Europe, continent d'États-nations indépendants, en une fédération supranationale dirigée par les fonctionnaires de Bruxelles, qui ne sont pas élus, sont influençables malgré leurs gros salaires, et ne rendent de comptes à personne.
http://www.thenewamerican.com/world-news/item/15952-transatlantic-danger...

Un accord semblable est en cours entre l'Europe et le Canada , commencé il y a quatre ans, ce qui semble beaucoup trop long à son initiateur, l'ancien premier ministre du Québec Jean Charest, qui agite la menace chinoise pour dire qu'il faut se dépêcher d'établir des règles de commerce international, pour protéger les entreprises occidentales. http://www.cbc.ca/news/politics/canada-eu-trade-talks-at-danger-point-ch...


Eyes wide shut

J'ai interrogé Brice Lalonde sur ces deux points, les procès intentés par des entreprises et les traités commerciaux. Il n'a pas vraiment répondu. « Évidemment il faut se défendre, a-t-il dit à propos du TTIP, si on ne veut pas se retrouver avec des OGM dans l'assiette » ... comme s'il ignorait le pouvoir des lobbies dans ces discussions.

La réunion du Comité 21 a évoqué rapidement des initiatives importantes et prometteuses, comme le capital patient, la Banque verte, les « benefit corporations », mais focalisés chacun sur leur domaine de compétence, ou sur le rôle qu'on leur a assigné, aucun des participants n'a semblé inquiet des processus en cours. Pas un mot sur le fait que les entreprises multinationales, par le biais de leurs propriétaires et d'élus, ont quasiment pris le contrôle de l'économie et de la politique, comme on vient de le voir aux États-Unis avec le récent blocage de l'état.

En vérité, la plupart des multinationales, membres du Pacte mondial ou pas, se mobilisent pour empêcher, du mieux qu'elles le peuvent, la mutation d'un système gouverné par le profit et le capital, vers une nouvelle organisation sociale citoyenne pensée par et pour les humains et leur environnement.

Et il m'a paru bien étrange que personne ce matin-là, parmi ceux qui assistaient à cette réunion du Comité 21, ne veuille s'en apercevoir.

Par Élisabeth Schneiter

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