Au Japon, 70% des femmes renoncent à leur carrière pour s'occuper de leur foyer. Pourtant, entre tradition et modernité, les aspirations des Japonaises ont évolué. A l'occasion du dernier Salon du Livre de Paris qui a mis la littérature japonaise à l'honneur, un débat passionnant a permis d'apporter un éclairage inédit sur le paradoxe de la femme japonaise.
Lors d'une table-ronde, le 22 mars dernier au Salon du Livre de Paris, plusieurs points ont été abordés : les fondements de la culture japonaise, le poids du néoconfucianisme sur le modèle social et culturel japonais, la place des femmes dans les entreprises, la notion d' « individualisme » à la japonaise.
L'ensemble des intervenants a tenu à déraciner une idée reçue : celui d'une femme japonaise malheureuse car sous-estimée par son mari. Selon la journaliste et écrivain Anne Garrigue, spécialiste de l'Asie et auteur de Japonaise, la révolte douce, « c'est un enfermement choisi. Pour la plupart, elles sont maîtres de leur sort, décident de rester chez elles. Elles se créent des barrières, s'enferment dans ce choix-là. »
Le flou familial : entre tradition et modernité

C'est incontestable : le Japon est un pays déchiré entre tradition et modernité. C'est à la fin du XIXème siècle que s'est inventé ce nouveau pays et un modèle familial difficile à définir. La famille a été un mélange imposé par l'héritage des guerriers samouraïs, qui représentaient 3% de la population, a rappelé Jean-Michel Butel, anthropologue, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) . Au cours de l'ère Meiji, lorsque le Japon est sorti de sa politique d'isolement volontaire et est devenu symbole de puissance industrielle et militaire, ce groupe minoritaire a concouru à la formation originale d'une culture japonaise. La famille s'est donc inventée progressivement entre monde occidental et minorité japonaise.
Après la seconde Guerre Mondiale, «l'égalité hommes-femmes s'est érigée sur le papier, avec notamment l'instauration du droit de vote des femmes au Japon en 1945», a souligné M. Butel, spécialiste de l'histoire de l'ethnologie et des études folkloriques japonaises, des relations amoureuses, du couple et de la famille. Selon lui, le rejet de ce modèle traditionnel s'est révélé notamment à travers l'interdiction des termes qui désignaient la famille au siècle précédent. C'est le cas du mot « maisonnée » (ie VS kazoku) qui oppose le modèle traditionnel au modèle moderne.

Dans les années 1970-1980, avec la montée d'une bourgeoisie urbaine, le modèle familial « à l'américaine » était dominant, à l'image de la série Ma sorcière bien-aimée.
Karyn Poupée, correspondante de l'AFP à Tokyo et auteur de l'ouvrage Les Japonais a souligné l'impact de ce modèle américain sur la structuration de l'état d'esprit des Japonais. Elle a notamment évoqué une figure centrale de la cuisine moderne et de l'électroménager au Japon : Blondie, qui était à l'époque « la femme de garde aux yeux des femmes japonaises ».
Dès les années 1980, ce modèle sociologique a été grandement contesté : un nouveau Japon déstructuré aux multiples modèles a vu le jour. En revanche, Karyn Poupée ajouterait un quatrième moment à l'historique retracé par Jean-Michel Butel. Selon elle, les années 2000 ont célébré le retour de la femme au foyer : « Beaucoup de femmes japonaises se sont senties flouées par ce modèle qui se créait dans les années 1980 et qui n'a pas marché ».
Retour vers le futur de 'l'Apartheid à la japonaise'
Selon Anne Garrigue, la Révolution féminine se serait faite toute en douceur : « Je crois qu'il y a surtout des ouvertures qui se sont faites à des barrières professionnelles ». La femme japonaise a été confrontée à « une sorte d'Apartheid » : « Ces femmes aux « doubles carrières » ont dû choisir entre une carrière ambitieuse et précise, ou abdiquer ». L'emploi des hommes et des femmes appartient à deux marchés distincts. Les femmes n'ont pas accès aux mêmes professions que les hommes. Et avec la crise économique, elles ont été inévitablement poussées vers la valeur du sacrifice.
Shukuko Voss Tabe, qui s'est investie dans l'organisation d'expositions dans l'art textile, a apporté le témoignage de son arrivée en France : « Je reprendrai là un dicton japonais : Les abeilles n'ont pas peur des serpents , c'était un peu ça. Je me suis lancée et je suis partie comme une flèche. J'ai fait des connaissances, j'ai beaucoup appris par mon mari qui est artiste, j'ai beaucoup appris par eux. C'est mon monde maintenant. Je n'étais pas malheureuse. Les Japonaises ne sont pas malheureuses, mais ne connaissent pas l'autre monde, du moins pas encore. »

La double fuite
Noriko Carpentier-Tominaga, directrice du Comité d'échange franco-japonais, a évoqué l'amorce d'une certaine ouverture professionnelle pour les Japonaises dans le monde des affaires. Entre nécessité et opportunité, l'accès des femmes aux postes de décisions dans les entreprises est devenu une préoccupation majeure. Revaloriser les professions féminines, ouvrir de nouvelles perspectives de carrières, réorganiser le travail, mettre à jour les classifications, instaurer l'équité salariale sont autant de stratégies qui pourraient améliorer l'égalité professionnelle entre les sexes ainsi que les perspectives d'emploi des femmes. Ces différences marquées hommes-femmes sont visibles à travers leurs conditions de travail. Anne Garrigue a précisé que la plupart des femmes dites « actives » le sont à « temps partiel », ce qui équivaut à un temps complet en termes d'horaires avec un salaire nettement inférieur. L'emploi des femmes ne rime pas forcément avec haut salaire et opportunité de carrière. Les Japonaises tendent à rejeter la vie en entreprise, car, selon elles, celle des hommes n'est pas du tout enviable. C'est dans ce contexte actuel d'anxiété que se développe un phénomène de fuite devant les responsabilités et les prises de risques.
' Surtout ne dérange personne '
Noriko Carpentier-Tominaga a justifié le manque d'insertion professionnelle des Japonaises par une pénurie d'infrastructures. En effet, aussi surprenant que cela paraisse, les crèches sont souvent très coûteuses et le concept de baby-sitter n'est pas bien perçu.
La société japonaise culpabilise très vite les femmes qui envisagent de laisser leur enfant à une tierce personne, a ajouté Jean-Michel Butel. 'La notion d'individualisme à la japonaise est arrivée assez tardivement. Face à l'individualisme français, la femme japonaise s'en tient à une forme d'auto-restriction, car elle pense systématiquement à la manière dont elle sera regardée'.
L'un des principes 'fondamentaux dans l'éducation mère-enfant est : « Surtout ne dérange personne »', a-t-il conclu.
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