Le réalisateur tchadien Mahamat-Saleh Haroun a réalisé 'Un homme qui crie', seul film africain présenté en compétition officielle à au Festival de Cannes 2010. Note d'intention et entretien avec le metteur en scène.

Note d'intention de Mahamat-Saleh Haroun
UN HOMME QUI CRIE n'est pas un film sur la guerre, mais sur ceux qui la subissent, qui ont le sentiment que leur propre destin leur échappe...
J'en sais quelque chose, moi qui suis un rescapé de la guerre civile au Tchad. En 1980, j'ai été grièvement blessé... J'ai dû quitter mon pays sur une brouette pour rejoindre
le Cameroun voisin...
Vingt-six ans plus tard, le 13 avril 2006, alors que je tournais mon film DARATT, des rebelles sont entrés à N'Djaména. Les combats à l'arme lourde ont duré six heures :
300 morts.
En février 2008, rebelote : les rebelles sont entrés à nouveau à N'Djaména et j'étais en train de tourner un court métrage EXPECTATIONS : trois jours de combat et des centaines de morts.
Autant dire que la guerre est prégnante au Tchad. Cette violence endémique a causé
un traumatisme profond de la population ...
C'est dans ce contexte tendu et instable où la guerre menace, où l'hôtel dans lequel il travaille, est privatisé, que survit Adam. Alors que tout autour de lui fout
le camp, la seule chose à laquelle Adam peut encore se raccrocher, telle à une bouée de sauvetage, reste cette piscine. Cette eau plane, sans vague, devient pour lui le seul espace où il a le sentiment de maîtriser son destin, le sentiment d'être encore en vie, de ne pas sombrer...
C'est ce climat de peur face à l'avenir que j'ai tenté de saisir dans UN HOMME QUI CRIE. Quand on voit le monde s'effondrer autour de soi, quand les repères sont brouillés, quand la pression politique et sociale est trop forte, on finit par perdre pied...
C'est ce qui arrive à Adam. Après avoir commis l'impardonnable, il voudra très vite réparer sa faute, se racheter. Mais il prend douloureusement conscience que le cri
de sa souffrance n'a en réponse que le silence de Dieu... Il sait qu'il n'y aura pas
de rédemption possible. Qu'il ne trouvera jamais la paix.
Entretien avec Mahamat-Saleh Haroun
Quand est né le projet de UN HOMME QUI CRIE ?
A l'origine, il y a la guerre civile qui dure depuis des décennies au Tchad.
Et l'histoire d'UN HOMME QUI CRIE a commencé en 2006, au moment du tournage de DARATT, lorsque les rebelles sont entrés à N'Djaména : toute l'équipe du film
a vécu l'avancée des rebelles en écoutant la radio, sans savoir quoi faire. Fallait-il partir ou rester ? C'était un sentiment un peu étrange puisque quelque chose
de tragique pouvait se produire d'un jour à l'autre. De nouveau en 2008, alors
que je tournais un court métrage, EXPECTATIONS, au Tchad, on a vécu l'avancée
des rebelles : dans l'équipe, nous étions tétanisés et angoissés... J'ai donc voulu parler de ces gens pris au piège de la guerre.
Tout en étant omniprésente, la guerre reste en arrière-plan.
Oui, parce qu'elle est comme un vent qui souffle de temps en temps, et puis
qui retombe : au gré de ses mouvements, elle contamine le cours du récit. Il s'est imposé comme tel parce que cela correspond vraiment à la réalité du Tchad.
Cette guerre est comme un fantôme qui hante les lieux et qui se manifeste
de temps à autre.
On a le sentiment que les envoyés du gouvernement, et notamment le Chef
de Quartier, agissent comme des malfrats...
Absolument. Ce n'est pas un conflit institutionnel : il y a des chefs de guerre et chacun essaie de profiter de la situation. Le Chef de Quartier, censé représenter l'ordre, rackette et pousse les gens à la faute jusqu'au moment où il se rend
compte qu'il y a un vrai danger. Tous ces « officiels » jouent au poker :
dès qu'ils sentent que le vent risque de tourner à leur désavantage, ils essaient rapidement de changer de camp. D'ailleurs, quand on regarde l'histoire du Tchad, on voit que beaucoup de gens sont passés d'une faction à une autre et qu'il y a eu énormément de ralliements de dernière minute.
Il y a une autre forme de violence : celle de la mondialisation qui frappe au coeur de l'Afrique.
C'est d'autant plus violent qu'au Tchad le droit du travail est souvent foulé
aux pieds : il n'y a donc rien à faire. J'aime bien cette phrase de David le cuisinier dans le film : « David ne peut rien contre Goliath » qui s'applique particulièrement bien à cette histoire. Outre la guerre et sa menace, c'est cette violence faite
aux hommes qui cerne peu à peu Adam : il fallait montrer comment celui-ci perd totalement pied et comment un homme, poussé à bout et dépouillé, peut être amené à commettre l'impardonnable. Sans jamais le condamner, j'ai cherché
à me demander si on pouvait le comprendre.

Le personnage d'Adam évoque le Job de la Bible...
Les questions religieuses m'ont toujours taraudé car je pense que les religions sont à la source de tout. Outre Job, il y a aussi, dans l'Islam, l'histoire d'Ibrahim —, Abraham —, auquel Adam peut faire penser : Ibrahim veut sacrifier son fils, mais Dieu sauve le fils au dernier moment. Mais pour Adam, les choses sont différentes. Il ne croit pas en une intervention divine. D'où son amertume,
lorsqu'il dit à sa femme : « Il n'y a rien à espérer du ciel. » Je voulais ramener
ces récits mythologiques à une réalité beaucoup plus actuelle et concrète.
Car en Afrique, de manière métaphorique, ceux que l'on considère comme
des « pères » —, les dirigeants politiques —, n'hésitent pas à sacrifier
leurs « enfants » —, autrement dit, leur peuple.
Les rapports père-fils semblent traverser vos films...
La question de la filiation m'importe beaucoup : que faut-il faire pour
que des valeurs soient transmises d'une génération à l'autre ? Comment expliquer que cette transmission ne se passe pas bien et que son enfant devienne un autre ?
Pourquoi des ruptures se produisent-elles dans cette chaîne ? Je pense
que ces questions sont au coeur de toutes les sociétés.
Il y a d'ailleurs un télescopage entre l'attitude occidentale d'Abdel et les coutumes traditionnelles de la famille...
Il me semble que la tradition peut avancer main dans la main avec la modernité. Pour moi, la scène du repas familial l'illustre bien : on est dans une forme
de tradition puisque le fils sert son père avec beaucoup de respect, mais il est
peut-être ailleurs en même temps car il a sa propre identité. Cela me fait penser au très beau vers de Khalil Gibran : « Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils viennent à travers vous, mais non de vous. » C'est sans doute une souffrance de sentir que son propre sang, en quelque sorte, vous échappe et s'éloigne
de vous, mais c'est inévitable.
C'est aussi un film sur la fierté et le sens de l'honneur : Adam ne peut pas supporter d'être déclassé...
Il se sent dégradé. Quand il se retrouve garde-barrière et qu'il se précipite pour laisser passer une voiture dans le complexe hôtelier, c'est le coeur
de son humiliation : tout à coup, lui qui était d'une grande dignité, apparaît ridicule.
Mais, pour moi, ce n'est pas tant Adam qui est ridicule que le personnage qu'on lui fait jouer. Cette humiliation, publique, est tellement forte qu'il n'arrive plus à la supporter.
C'est d'autant plus vrai que, dans le monde actuel, on n'existe que par son statut social. Et, en perdant ce statut, on perd pratiquement son identité sociale.
Il est tellement obnubilé par son statut de maître-nageur qu'il en oublie presque
la guerre —, ce que, d'ailleurs, sa femme lui reproche.
Absolument. A la piscine de l'hôtel, Adam est dans son élément. C'est un havre de paix qui lui permet de s'éloigner momentanément du quartier populaire où il habite.
Il y a une grande tendresse dans la scène du cuisinier qui parle
de son travail comme d'une histoire d'amour...
J'ai eu envie de rendre hommage à l'acte de cuisiner. Pour moi, la générosité ne peut pas mieux s'exprimer qu'à travers la cuisine : on cherche à donner
le meilleur de soi en voulant nourrir l'autre. C'est la philosophie que partage David, le cuisinier de l'hôtel, et qui ne comprend pas ce qui lui arrive car
il se considère comme pourvoyeur d'amour. Tout comme Adam, il se sent perdu
et décalé dans un monde qu'il ne reconnaît plus.
Certains plans font penser à Ozu, comme celui de la famille à table
au début du film.
J'aime beaucoup Ozu pour sa simplicité et sa manière de faire surgir d'un plan fixe d'une apparente banalité une force émotionnelle incroyable. Plus tard,
j'ai découvert Hou Hsiao-Hsien dont je me suis senti proche aussi. Il a d'ailleurs réalisé un film « Café lumière » en hommage à Ozu.
Vous alternez entre des gros plans et une distance respectueuse
des personnages.
Très vite, j'ai dit à mon chef-opérateur que je voulais effectivement garder
une distance qui évite la manipulation et qui ne force pas l'émotion. Du coup,
les plans rapprochés ne peuvent intervenir qu'à des moments bien précis,
ils doivent avoir un sens dramaturgique.
Comment avez-vous choisi les comédiens ?
Je fais très peu de casting car je connais la plupart des comédiens
que je choisis. Je savais très tôt que Youssouf Djaoro, qui avait déjà joué
dans DARATT, interpréterait le rôle d'Adam. C'est un formidable acteur qui sait rendre l'émotion palpable.
Hadjé Fatimé N'Goua, qui joue sa femme, est pharmacienne et a travaillé
à l'Hôpital Necker à Paris pendant longtemps, avant de rentrer au Tchad.
Elle aussi avait joué dans DARATT et dans mon premier film BYE BYE AFRICA. Comme elle est en général très occupée, je lui ai demandé de prendre
des vacances pour se consacrer uniquement au tournage pendant une semaine. Je trouve qu'elle est d'une intensité rare.
Diouc Koma, qui incarne Abdel, est un vrai Parisien que j'avais déjà dirigé dans
SEXE, GOMBO ET BEURRE SALÉ, le téléfilm que j'ai tourné pour Arte. Je lui ai demandé de perdre son côté « titi Parisien » et de se mettre dans la peau d'un jeune Tchadien. Je crois qu'il a réussi à bâtir une vraie relation, souvent complexe, avec son « père »
de cinéma, en exprimant de la tendresse et de la tension émotionnelle.
C'est le musicien du film, Wasis Diop, qui m'a conseillé de rencontrer
Djénéba Koné, qui campe la jeune fille. C'est une véritable découverte. A l'origine, c'est une chanteuse de 17 ans qui s'était produite dans l'Opéra du Sahel, monté au Théâtre du Châtelet il y a deux ans. Elle est formidable de vérité.
Avec Marie-Hélène Dozo, la monteuse, nous voulions que Djénéba débarque dans le récit comme par effraction, alors que les enjeux du récit sont posés, et qu'on se demande qui est cette jeune femme enceinte. Je souhaitais qu'elle ait un côté un peu sauvage et qu'elle fige le spectateur.
Comment les avez-vous dirigés ?
Il arrive souvent que je donne à un acteur son dialogue uniquement, sans qu'il sache ce que va lui répondre son partenaire. Du coup, cela crée un effet
de surprise saisissant que j'aime bien. Par exemple, lorsque la mère envoie balader la voisine, cette dernière n'était pas au courant et a été bouleversée !
J'en ai profité pour capter sa stupeur. J'ai utilisé le même procédé pour
la scène où Adam interroge Djénéba : on arrive à une vérité proche, là encore,
du documentaire. Mais pour moi, le plus important, c'est de donner de la confiance,
de l'affection, de l'amour même aux acteurs pour en recevoir en échange.
Quelle place a la musique ? Comment avez-vous travaillé avec le compositeur Wasis Diop ?
On a la chance de bien se connaître avec Wasis Diop. De plus, il connaît très bien tous mes films, mon univers, ma prédilection pour le dépouillement, l'épure.
Je ne suis pas très friand de musique. Je l'utilise avec parcimonie, il fallait donc éviter une musique illustrative. Nous avons travaillé sur des axes bien précis : des musiques qui révèlent l'état d'âme des personnages, leur désordre intérieur.
Biographie de Mahamat-Saleh Haroun
Mahamat-Saleh Haroun est né en 1960 à Abéché, au Tchad. Il a étudié le cinéma à Paris, et le journalisme à Bordeaux. Après avoir travaillé plusieurs années dans différents quotidiens de province, il a réalisé son premier court métrage MARAL TANIÉ en 1994.
En 1999, son premier film BYE-BYE AFRICA est sélectionné à la Mostra de Venise et obtient le prix du Meilleur premier film. Suivent ensuite
ABOUNA, NOTRE PÈRE (Quinzaine des réalisateurs 2002) et DARATT, SAISON SÈCHE (Prix spécial du jury, Venise 2006).
En 2010 avec UN HOMME QUI CRIE son quatrième long métrage, il est pour la première fois en compétition au Festival de Cannes.
AUTRES RÉALISATIONS : 2008 EXPECTATIONS, court métrage (28 mn), 2005 KALALA documentaire (52 mn), 2001 LETTER FROM NEW YORK CITY court métrage (13 mn),
1996 SOTIGUI KOUYATÉ, UN GRIOT MODERNE documentaire (52 mn), 1996 GOÏ-GOÏ court métrage (15 mn)
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