de Annick Delacroix
La rubrique « A vos plumes » vous accueille tous les vendredis. N'hésitez pas à adresser vos nouvelles à Marie-Catherine Chevrier. Aujourd'hui, «Rouge comme ça», de Annick Delacroix.
catie.chevrier@toutpourlesfemmes.com
Lili aurait préféré ne pas savoir qu'elle avait des trompes dans le ventre. Maman a cru bien faire, certainement, en apportant ce livre coloré. Des gamines élastiques y sautillent de page en page, apparemment ravies de relier les commentaires aux illustrations des viscères et de leur trajet dans l'abdomen. Lili est perplexe. Le schéma est tout bonnement ahurissant, et ces cornes tarabiscotées sont loin d'être rassurantes. Toute cette tuyauterie la met mal à l'aise. Elle referme le livre d'un coup. Ça suffit.
Lili a onze ans. Ses premières règles sont arrivées il y a une semaine, comme ça, sans prévenir.
Mercredi dernier, elle s'est levée un peu plus tard parce que les cours ne commencent qu'à dix heures. Le chat a ronronné dans son oreille gauche. Comment faire durer ce moment de complicité ? Surtout qu'il sent bon, l'animal. Il sent le parfum très cher de Maman : numéro 5, quelle idée de donner un nom pareil à un parfum, il y a de si jolis mots qui ne demandent qu'à servir... Elle a dû le caresser ce matin, et lui, pâte molle, s'allonger dans son cou.
Mais l'envie est là, pressante, qui lui brûle l'aine. Lili a sauté du lit d'un coup, et couru aux toilettes. Son urine s'est mêlée d'un sang clair, laissant sur l'émail de la cuvette un chemin de fils écarlates. La surprise a arrondi ses yeux, sa bouche a fait oh, son cœ,ur s'est mis à tambouriner dans sa poitrine encore étroite. Elle est restée là, sans bouger, une minute, à contempler le dessin rouge se dissoudre dans l'eau, pendant qu'une tristesse inconnue se faufile en elle. Puis, elle a froissé du papier hygiénique dans sa culotte, a passé la tête dans l'entrebâillement de la porte des WC, et, d'une voix qu'elle aurait voulue plus assurée, a appelé sa mère qui s'affaire dans la cuisine et verse déjà le lait chaud sur le cacao.
Tous les mois, a fait Maman, je te l'ai dit, tu te rappelles ?
Maman lui en a parlé il y a deux mois. A ce moment-là, la perspective de cette régularité ne l'a pas marquée. Mais, quand Kate, une fille de sa classe d'un an son aînée, lui a fait la même confidence avec un air de victoire, Lili a tourné la chose dans sa tête. Ça ne lui a rien dit qui vaille cette fierté.
C'est rouge, c'est dingue, a dit Kate très excitée, rouge comme ça !
Et elle a montré du doigt les milliers de coquelicots qui dodelinent ensemble dans le grand champ abandonné, sur le flanc du collège, surtout quand le vent les dérange.
Lili grimace.
Avec un peu de chance, ça ne reviendra pas.
Tous les mois, a répété Maman.
Maintenant, c'est là, rouge sur blanc, et ça coule doucement à l'intérieur de ses cuisses, et ça pince dans son bas-ventre, c'est un peu douloureux, c'est gênant et vaguement poisseux.
Non, peut-être que tu te trompes, contre Lili avec une moue désappointée.
Si, Lili, tous les mois, ce sera là, c'est comme ça. Je t'ai expliqué pourquoi. Et tu as le livre.
Maman ne sait plus comment justifier cet écoulement, hors les lois de la physiologie féminine.
C'est comme ça quand on est une femme, a-t-elle rassuré en souriant.
Ce n'est pas un bon argument. Du moins y-a-t-il un mot de trop, et Maman va l'apprendre aussitôt. Lili presse sa main sur sa culotte et crie :
Mais je suis pas une femme !
Maman, qui repart déjà vers la cuisine d'où elle sent venir des odeurs rôties, se retourne. La surprise la laisse sans voix. Vite, elle cherche une réponse, une aide, une consolation, quelque chose qui adoucisse ce chagrin nouveau, parce que les yeux de Lili disent soudain toute son inquiétude et son refus. Alors, elle s'agenouille devant sa fille qui serre toujours son entrejambe de sa main gauche. Il y aurait tant de choses à dire sur la question. Celle d'être une femme surtout. Tant de bonheurs et tant de déceptions.
Toutes ces années qui la séparent du jour où elle a eu ses règles, elle, la femme, la mère, l'épouse, c'est rien ma puce, c'est passé si vite, elle s'en souvient à peine. D'ailleurs, on ne lui en avait presque rien dit, sinon ce fameux « c'est comme ça, fais ainsi, tous les mois ». Etancher le sang, le dissimuler, le laver. En faire son habitude, sa souffrance souvent, ses repères, son itinéraire, de jour en jour, l'oublier, si banal à la longue. Fluide désiré, absent, et le voilà avec son odeur de fer pur, pourpre pulsée de ses profondeurs congestionnées. En une fraction de seconde, Maman retrouve ce jour de métamorphose intime et, même si elle balance, choisit de l'embellir.
C'est un peu comme les papillons. Tu te rappelles leur transformation ? Au fur et à mesure de leur vie, ils deviennent de plus en plus beaux.
La comparaison, quoique flatteuse, n'est pas convaincante. Lili pousse un soupir dédaigneux et lève les yeux au ciel.
Je suis pas un bébé, je sais ce que ça veut dire grandir. Mais je suis pas une femme !
Mais si, dit Maman qui s'impatiente à cause de son sauté de porc qui brûle, qui es-tu donc, Lilou ? Une petite femme !
Une petite fille, corrige illico Lili.
C'est presque pareil, tu es une petite fille qui a grandi, une petite femme !
Maman a tourné le dos. Il faut secouer la poêle, c'est urgent, et déglacer les sucs avec la citronnelle fraîche, maintenant, sinon tout est fichu. Lili retient ses larmes de toutes ses forces.
Je te fais du porc à la citronnelle pour midi, comme tu aimes.
M'en fiche.
Tu dis ça parce que tu es un peu fâchée. C'est normal. Ecoute Lili, on reparlera de tout ça tout à l'heure. Mets la serviette hygiénique comme je t'ai montré, je te ferai voir les tampons ce soir si tu veux, d'accord ?
Ah, non ! Pas ces trucs dans mon vagelin !
Vagin, Lili, c'est vagin.
M'en fiche, je mettrai pas ça dedans. On dirait des suppositoires en carton.
Comme tu veux. C'est pratique, c'est tout. L'important, c'est que tu te sentes bien. Tu n'as pas trop mal au ventre ? lance Maman depuis la cuisine.
Lili ne répond pas. L'eau a rosi dans la cuvette. Manifestement, Maman n'a jamais eu onze ans, ou alors elle a perdu la mémoire. Elle baisse sa culotte, retire le papier imbibé et teste les bandes adhésives de la serviette. Ça colle. Puis elle tire la chasse avec colère. Le flux a déjà mouillé la serviette. Les jambes raides, elle se dandine jusqu'à la cuisine où fume encore son chocolat chaud dans le grand bol à motif de papillon.
Ça va, Lilou ?
Ça ira, pense la fillette. Avec un peu de chance, ça ne reviendra pas.
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