
Rarement une trilogie littéraire aura su explorer avec autant de cohérence et de finesse les tensions intimes que produit le doute. Avec Les Passagers, Julia Brandon livre un triptyque romanesque où l’étrangeté s’immisce dans l’ordinaire, où le passé ne meurt jamais tout à fait, et où l’identité, loin d’être un socle, devient un labyrinthe mouvant. Le troisième tome, Prescience, vient clore ce cycle avec intelligence, sensibilité et une sobriété narrative qui force l’admiration.
Dans ce troisième tome, tout part d’un fait impossible : un corps est découvert dans la forêt, en état de décomposition avancée. Et pourtant, ce corps porte l’ADN de Gustave Drime, un homme toujours vivant. À partir de cette prémisse, Julia Brandon développe un roman qui délaisse les rebondissements spectaculaires pour s’attacher aux micro-déséquilibres de l’âme. Le trouble ne naît pas du sang ni de la violence, mais de cette faille invisible où le monde connu bascule en silence.
Ce dernier tome donne un éclairage rétroactif aux volumes précédents. L’étrangeté latente, les tensions familiales, les silences pesants prennent soudain sens dans un récit global d’une grande maîtrise. Prescience joue avec la figure du double – thème classique de la littérature – pour interroger nos propres zones d’ombre : qu’avons-nous oublié, qui avons-nous refoulé, et quelle part de nous avons-nous laissé disparaître ? Le frère jumeau fantôme devient moins un personnage qu’un révélateur : celui d’un passé honteux, d’un mensonge transmis, d’un traumatisme enfoui.
Gustave, passagers des trois romans
Le personnage de Gustave, qui traverse les trois romans, est la parfaite illustration de cette ligne de crête entre assurance sociale et vacillement intérieur. Julia Brandon réussit à faire de lui un homme crédible, ni héros ni lâche, ni tout à fait victime ni tout à fait responsable. Sa relation avec Aléthée, souvent tendue, toujours vibrante, ajoute à cette complexité : ensemble, ils incarnent deux manières de gérer la douleur, l’amour, la parentalité, le deuil.
À travers une écriture épurée mais jamais froide, l’autrice donne une densité remarquable à des scènes de vie quotidienne. Loin des effets de style, c’est dans les détails que tout se joue : un prénom mal prononcé, un objet oublié, une bague qui change de doigt… autant de signes presque imperceptibles qui installent une tension constante. La justesse de ces moments donne à Prescience une force émotionnelle discrète mais durable. On ne referme pas le livre avec des certitudes, mais avec des frissons.
Julia Brandon, l’art d’une écriture fluide
Ce qui impressionne, enfin, c’est la construction d’ensemble. Les Passagers n’est pas une série de romans posés bout à bout : c’est une œuvre pensée comme un tout. Chaque tome révèle un aspect différent de la même énigme. La narration fragmentée, les perspectives croisées, les motifs qui réapparaissent – tout contribue à créer une architecture romanesque d’une grande cohérence. Le mystère n’est pas là pour le simple plaisir de l’intrigue, mais comme une porte ouverte sur les profondeurs humaines.
Avec cette trilogie, Julia Brandon s’impose comme une voix singulière dans la littérature française contemporaine. À la croisée du roman psychologique, du suspense intimiste et du récit d’introspection, Les Passagers propose une lecture exigeante, mais profondément humaine. Ce n’est pas une saga à lire pour s’évader. C’est une expérience qui vous regarde en face, vous interroge, et vous suit bien après que la dernière page ait été tournée.
La rédaction Toutpourlesfemmes