”Du sang sur le tapis de bridge” - Serge Avezou

Toutpourlesfemmes accueille Serge Avezou pour la deuxième fois. 'Du sang sur le tapis de bridge' est une nouvelle d'humour noir qui montre que même le bridge est un sport dangereux.

Quatre seniors bien élevés sirotant paisiblement un thé dans un salon victorien, voilà l'image des bridgeurs pour les jeunes gens qui préfèrent à juste titre se ruiner au poker.

Et pourtant le bridge, réputé frileux et convivial, peut provoquer des éruptions, des crises, le plus souvent, tout se limite à quelques échanges d'interrogations perfides sur la santé mentale du partenaire, mais, quand une équipe est formée de deux conjoints, le ton peut monter à l'extrême. Il semble même que le fait d'avoir un jour fait l'amour ensemble transforme deux personnes sensées et polies en véritables fauves. Dans le milieu du bridge, on peut, devant l'harmonie d'une équipe, affirmer sans risque d'erreur que les deux partenaires n'ont pas ( pas encore ? ) dormi ensemble. Mais dès qu'entre eux naissent les disputes, on n'a plus de doute: c'est fait, ils se connaissent, comme dit le chaste Bible. D'où le dicton bien connu dans le milieu: bridger ou coucher, il faut choisir ! On notera - évidemment, avec tristesse - que, en dépit de son apparente pruderie, cet adage ne se fonde pas sur une belle morale austère et exigeante mais sur le simple bon sens. Quoi qu'il en soit, mépriser ce conseil peut conduire au drame, comme à Kansas City, dans l'Etat du Missouri, il y a quatre-vingts ans. Le journal local, l'Evening Standard Journal, en fit un long compte rendu que l'on peut ainsi résumer.
Ce jour-là, les Bennett accueillaient les Hoffman pour un de ces bridges-à-la maison, où l'on joue quelques cents pour une cagnotte dépensée, en fin d'année, dans un restaurant de deuxième ordre où le vin tiède fait passer les steaks en carton.

Ne tenant aucun compte du sage précepte rappelé ci-dessus, le couple Bennett jouait contre le couple Hoffman. L'ambiance était électrique. Mais nul ne pouvait accuser les pacifiques Hoffman d'en porter la moindre responsabilité, sans doute faisaient-ils désormais chambre à part. Quant aux Bennett, ils étaient peu à peu passés des remarques caustiques aux commentaires acides pour atteindre enfin le niveau des invectives menaçantes.

Pour les rares personnes qui ne connaissent pas ce jeu, disons brièvement en quoi il consiste. Une des deux équipes obtient, après avoir gagné les enchères, le droit de s'engager à réaliser un certain nombre de plis. En cas de réussite, elle sera récompensée. Si elle échoue, on dira qu'elle a chuté. Le contrat est joué par un seul membre de l'équipe après que son partenaire, « le mort », ayant étalé son jeu sur la table, se contentera ensuite d'admirer - ou de déplorer -la prestation de son partenaire.
Au milieu de la soirée, Bennett joua, et chuta un contrat qu'il eût réussi avec un peu d'application, son épouse, exaspérée, le traita alors, plusieurs fois, de minable. Peu endurant, Bennett finit par se lever et la frapper. On eût pu croire qu'on en resterait là mais, contre toute attente, la partie continua, devant les malheureux Hoffman consternés, Mrs Bennett affirma alors —, et non sans raison —, que seul un minable pouvait frapper une femme. On peut admettre que Bennett en fut quelque peu blessé dans son amour-propre. Tout homme peut accepter d'être tenu en esclavage par son épouse, pour peu que, en public, elle lui marque la profonde déférence qui lui est due. Ainsi les femmes corses règnent à la maison mais font mine, à l'extérieur, d'obéir sans broncher à leur seigneur et maître. Bennett, honteusement humilié par une femme rebelle, finit par jaillir de son siège et crier qu'il allait coucher à l'hôtel avant de quitter la ville, dès le lendemain. Son épouse raccompagna les Hoffmann jusqu'à l'entrée pour qu'ils y reprennent leurs manteaux. Pendant qu'ils les enfilaient, elle se rendit dans sa chambre et prit dans un tiroir un objet qu'elle mit dans sa poche. Elle revint bientôt et tomba nez à nez avec son mari en pleins préparatifs de départ. Elle plongea sa main dans sa poche et brandit alors le revolver, Bennett, terrorisé, s'enfuit dans la salle de bains mais, traversant la porte, deux balles l'abattirent définitivement.

Quand, appelée par les Hoffman, la police arriva sur les lieux, Mrs Bennett sanglotait , peut-être pensait-elle que cette porte abimée allait nécessiter une réparation onéreuse.

Un an et demi plus tard, l'affaire vint en jugement. Un maître du barreau talentueux plaida avec brio le crime passionnel. Il n'eut même pas à recourir à l'argument suprême de cette courtisane de la Grèce Antique qui sut convaincre les jurés en leur découvrant ses charmes capiteux et lourdement tarifés.

Mrs Bennett fut logiquement acquittée: parmi les jurés, les dames montrèrent une indulgence - bien compréhensible - pour la victime d'un mari violent et les hommes furent sans doute émus par la beauté et la noble dignité de la jeune veuve éplorée.
Nonobstant - comme on dit dans les commissariats —, chacun comprendra que dorénavant, dans son club de bridge, on ne se bousculât guère pour jouer en face d'elle.

Mais avec le temps, on finit peut-être pour oublier. Ainsi, un jour, elle trouva un partenaire, téméraire ou séduit par ses beaux yeux. Il jouait un bridge peu conventionnel et plein de fantaisie. Il finit ainsi, avec ses enchères farfelues, par l'emmener à jouer un contrat tout à fait irréalisable. Puisqu'il allait « faire le mort », il voulut, avant d'étaler son jeu, disposer sa partenaire à l'indulgence grâce à un brillant trait d'humour: «  Madame, dit-il d'un ton plein de contrition, je vais être mort mais je crois que je le mérite: quand vous aurez vu mon jeu, vous allez sûrement vouloir me tuer ».

En ce temps-là, les dames savaient encore se pâmer.
Mrs Bennett s‘effondra au pied de sa chaise, avec beaucoup d'élégance.


- Serge Avezou est un jeune septuagénaire, médecin retraité, au soleil du Var. Il est marié depuis fort longtemps, revendique le droit à la paresse et son passe-temps favori est le bridge.

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