Rio : cours de danse dans une favela

Laure est danseuse. Certes pas professionnelle, mais elle vit avec cet art au plus profond d'elle-même. En se rendant au Brésil, dans un orphelinat perché dans une favela de Rio, elle a voulu partager un peu de son goût, de son enchantement pour la danse. Elle a donné. Elle a beaucoup reçu. L'expérience l'a bouleversée elle aussi.

Joeo, l'un des organisateurs de l'association qui m'encadre me donne rendez-vous à la sortie du métro. Il m'accompagne pour la première fois jusqu'à l'orphelinat et m'annonce que les jours prochains je me débrouillerai toute seule.

Il m'explique que nous sommes dans les quartiers pauvres et en effet, nous remontons pendant 20 bonnes minutes vers les collines passant d'un pseudo-trottoir couvert de détritus à un autre. Tout est délabré, abîmé, en ruines. Les rues peu fréquentées respirent déjà l'abandon et la moiteur chaude du climat ajoute à la pénibilité ambiante.


La vie est un cadeau


J'arrive aux portes de l'orphelinat en nage, je bois des litres d'eau. Dire que nous sommes en hiver, j'imagine avec peine ce que ce doit être l'été. Malgré la vétusté des lieux, j'adore l'endroit. Certes il y a des barreaux mais ils sont multicolores, il y a des grillages aux fenêtres mais également une grande cour extérieure et un espace de jeu au sein de l'établissement. Oui c'est un espace connotant l'enfance meurtrie, blessée mais où les nombreux dessins et messages affichés aux murs rappellent que la vie est un cadeau et qu'elle vaut la peine d'être vécue.

Il y a tout et son contraire, et ce, dans une harmonie qui détonne et me surprend. Il y a de la poésie dans cet orphelinat, un charme qui traverse les murs et c'est cela qui me touche. Je décide définitivement de travailler ici.

Les sœ,urs m'accueillent avec le sourire tout en maintenant une réserve que je respecte. Peut-être souhaitent-elles me voir à l'ouvrage, comprendre mes motivations avant de m'autoriser une familiarité plus franche. Elles m'indiquent ce qui sera ma salle de danse improvisée : évidemment pas de miroir, ni de plancher encore moins de barres, mais en guise de studio, un patio ensoleillé ouvert sur la cour, avec carrelage au sol et lecteur CD préhistorique... Ça ira.

Joeo me présente aux enfants, majoritairement des filles et quelques garçons curieux qui n'oseront pas rejoindre notre petite troupe. Je vois leurs yeux qui sourient déjà en même temps que je sens de la timidité de leur part, sentiment que j'éprouve également à leur égard comme une espèce de pudeur respective précédant les belles rencontres.


Serais-je crédible ?

En fait, c'est seulement à ce moment précis que je réalise la portée et l'importance de ce projet pour moi. Avoir envie d'être là est une chose, passer à l'action en est une autre. C'est comme se préparer pour un spectacle pendant des mois et arriver le soir de la première où le trac, le doute nous envahit derrière le rideau juste avant d'entrer en scène. Suis-je à la hauteur ? Vont-ils aimer, s'amuser ? Serais-je crédible ?

J'essaie dans un premier temps de mémoriser les prénoms des enfants. Pour l'avoir vécu, il est important pour l'élève de s'apercevoir que le professeur le connait individuellement d'un autre, car la relation professeur-élève est intense, forte, et doit être basée sur le respect, l'honnêteté et la confiance.

Puis je me lance en me présentant brièvement en portugais. J'ai étudié la langue quelques temps avant de partir me doutant bien que je ne serais pas opérationnelle sur place mais je m'appuie sur l'espagnol que je connais mieux, l'anglais n'étant pas du tout pratiqué ici. Je dois faire trois fautes d'expression à la seconde mais j'essaie de parler lentement en ajoutant le geste à la parole et cela fonctionne.

Ma spécialité en danse est le tango argentin que je pratique depuis presque 15 ans, mais ces enfants sont trop jeunes pour apprendre cette danse, d'autant plus qu'il n'y a pratiquement pas de garçons. Ce n'est donc pas une discipline adaptée ici.

Je décide de leur enseigner le jazz que je pratique également assidument, un jazz un peu modernisé influencé par le Rn'B, le hip hop.

Cette danse requiert des qualités de dissociation, d'isolation, de synchronisation, de vitesse dans les déplacements, de lâchés, de contrôle, également des compétences techniques issues du répertoire classique pour les tours, l'équilibre, les en-dehors/en-dedans des jambes, le travail des bras, et pour finir, un grand sens de la musicalité.

J'ai préparé trois chorégraphies : « Bad » de Mickael Jackson pour son style indémodable, intemporel et son génie du rythme, « Sober » de Pink pour son côté Pop Rock que j'adore, et « Feeling good », titre plus jazzy interprété par le crooner Michael Bublé. Trois styles différents avec lesquels je peux jongler en cas de saturation des enfants.

A chaque cours je propose un échauffement expliqué en détail dans un premier temps puis effectué en musique avec eux. Ensuite ce sont des exercices de pliés, dégagés, quelques tours, des petits sauts, des étirements. Enfin je leur explique que la dernière partie du cours consistera à apprendre une chorégraphie.

Comme je m'y attendais, ils rechignent un peu sur les exercices techniques difficiles pour eux mais je sais ménager mes petits effets. Je leur expose que ces exercices sont indispensables pour ne pas se blesser et pour apprendre à bien danser . Lorsque j'insiste en leur annonçant que ce serait dommage de ne pas pouvoir danser la chorégraphie parce que j'ai justement choisi une musique de Michael Jackson, c'est l'explosion de joie .

Emotions


Les voilà qui courent, qui sautent dans tous les sens et je peine un peu à les calmer. J'aperçois les sœ,urs qui tournent subitement la tête vers moi, surprises de ce vacarme soudain, m'apostrophant d'un « tudo bom ?» Ce à quoi je réponds que oui tout va bien et que s'il faut blâmer quelqu'un pour ce chahut enchanté, c'est Mickael Jackson le coupable ! Peut-être a-t-il souri de mes lâches accusations du haut de son nuage...



Je reste chaque jour deux heures avec les enfants. Au fur et à mesure que nous travaillons ensemble, je me retrouve confrontée à des problèmes émotionnels. Même si mon impression est qu'ils sont bien traités et nourris, qu'ils bénéficient d'une éducation, d'un petit accès à la culture et de moments de détente, je perçois des carences affectives et sociales.

Ces enfants ne savent pas gérer leurs émotions . Certains pleurent quand ils n'arrivent pas à suivre, d'autres deviennent nerveux, indisciplinés, parfois agressifs par jalousie ou frustration. D'autres encore abandonnent trop vite et c'est justement ce que je ne veux pas : qu'ils abandonnent de quelque manière que ce soit, qu'ils s'abandonnent eux-mêmes. La majorité d'entre eux l'ont déjà été une fois de trop. Je suis au cœ,ur de la mission que j'ai choisie.

Sans trouver la solution miracle, je choisis de faire des pauses en proposant des jeux musicaux : je leur suggère par exemple de danser en toute liberté sans aucune contrainte sur la musique, et quand je coupe la musique, je leur demande de s'arrêter dans une pose avec une exigence spécifique (par exemple, en équilibre sur une seule jambe).

J'essaie également à la fin du cours de leur expliquer dans un portugais approximatif qu'il est normal de ne pas tout réussir tout de suite, que danser demande du temps, des efforts, du travail, que cela est difficile, que cela fait mal, qu'il ne faut pas se décourager, et que seules la volonté et l'envie peuvent les aider à avancer. Tout cela est tellement métaphorique, symbolique bien-sûr mais mon matériau c'est la danse, pas les grands discours philosophiques.

La grande sœ,ur


Quoiqu'il en soit, cette expérience me nourrit profondément. Les enfants me parlent comme à leur grande sœ,ur, il n'y a pas de frontière entre nous, pas de jugement, ils sont accueillants, attachants, beaux, lumineux, généreux et drôles. L'idée de devoir les quitter m'est pénible. J'ai beau m'y préparer et savoir que je ne dois pas m'attacher à eux, ce sont mes émotions qui l'emportent sur ma raison. Evidemment je ne leur montrerai pas ma tristesse, et comme s'ils m'avaient comprise, dès la fin du dernier cours ils sont retournés à leurs jeux innocents comme si j'allais revenir le lendemain.

Laure Thirion

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Par Laure Thirion

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