Beauvoir in love : entretien avec Irène Frain

«Je suis une ouvreuse des placards de Barbe-Bleue »

Ses yeux de jais étincellent. Sa voix claire se charge d'émotion. Quand Irène Frain parle de Simone de Beauvoir et de son amant américain, Nelson Algren auxquels elle vient de consacrer un magnifique roman, Beauvoir in love, elle semble revivre cet amour fou dont elle patiemment rassemblé les morceaux épars. Ecrivain, auteur de plus de trente ouvrages, agrégée de lettres, historienne, Irène Frain a joué les détectives pour rassembler les éléments du puzzle. Elle dévoile à toutpourlesfemmes.com les coulisses de son roman.

 

Irene Frain et les archives de Nelson Algren à l'université de Colombus, Ohio

Qu'est-ce qui vous a amenée à vous plonger dans cette histoire, la liaison entre Simone de Beauvoir et Nelson Algren ?

Irène Frain : j'ai toujours eu beaucoup d'admiration pour Beauvoir, depuis l'âge de 17 ans. J'ai tout lu d'elle. C'est une figure emblématique à laquelle s'identifient beaucoup de femmes de ma génération
Et, en plus de son œ,uvre littéraire et philosophique, elle a eu une vie romanesque.

Pourquoi particulièrement cet épisode avec Nelson Algren ?

Irène Frain : Nelson Algren était présenté comme un personnage de second plan. La publication des lettres de Simone de Beauvoir à Nelson en 1997 m'a amenée à m'interroger sur cet homme dont elle a été follement amoureuse. On n'avait pas en revanche accès aux lettres d'Algren à Simone. Les Américains se demandaient d'ailleurs si elles existaient ou si Simone les avait détruites. Elles avaient bel et bien existé : Simone en avait montré des morceaux choisis à sa biographe au début des années 1980. Ces lettres étaient rangées dans sa table de nuit, et celles de Sartre... à la cave.

Si la vie commune entre Beauvoir et Algren a été brève, à la fin des années 1940, leur passion les a hantés jusqu'à leur décès. Simone de Beauvoir s'est fait incinérer en 1986 avec l'anneau d'argent que Nelson lui avait offert après leur première nuit d'amour. Nelson, la veille de sa mort en mai 1981 vitupérait contre Simone auprès d'un journaliste venu l'interviewer à l'occasion de son intronisation à l' American Academy and Institute of Arts and Letters (équivalent américain de l'Académie française) prévue dix jours plus tard.

J'aime les histoires cachées. Je suis une ouvreuse des placards de Barbe-Bleue !

Comment avez-vous procédé ?

Irène Frain : J'ai travaillé dans le secret. Je ne voulais pas subir les pressions de tel ou tel ayant-droit de l'un ou l'autre des écrivains.
J'ai relu toutes leurs œuvres, pour retrouver, déceler la façon dont ils ont parlé l'un de l'autre, de leur passion, des lieux où ils se sont rendus, de ce qu'ils ont partagé.

J'ai reconstitué la chronologie de leur liaison, ce qui n'avait jamais été fait. En fait elle, n'a que peu duré : de l'hiver 1947 à septembre 1950, trois années au cours desquelles ils n'auront vécu ensemble guère que dix mois. Mais ils ont continué à correspondre, s'aimant, se détestant, s'invectivant, se déchirant.

Le carnet de Simone de Beauvoir et de Nelson Algren

Vous vous êtes rendue aux Etats-Unis pour explorer les archives laissées par Algren. Qu'y avez trouvé ?

Irène Frain : J'y ai fait des découvertes qui m'ont bouleversée. J'ai consulté les archives qu'Algren a données à l' université de Colombus, Ohio , avec un objectif évident : qu'elles soient un jour rendues publiques. Beauvoir écrivait ses lettres d'amour sur les papiers qu'elle trouvait —, nous sommes encore dans les restrictions d'après-guerre —,, des copies à petits carreaux d'étudiant de la Sorbonne, voire un faire-part de deuil. Avec des « Love, Love », comme n'importe quelle jeune fille amoureuse.

Dans cette correspondance, le surmoi du Castor explose. Ces centaines de pages, parfois accompagnées de dessins, révèlent Simone, la petite fille en mal d'affection. Simone demandait aussi à Nelson de lui envoyer des colis avec du riz, de la farine - on en manquait en France -, du whisky —, ils en buvaient beaucoup tous les deux —, et des cakes au rhum qu'elle adorait.

Vous avez également trouvé un carnet secret ?

Irène Frain : Cette découverte fut un choc. Ce carnet tout simple est celui de leur voyage dans le sud des Etats-Unis, au Mexique et au Guatemala . Chaque jour, l'un et l‘autre consignaient leurs réflexions. On y lit des faits quotidiens notés ou commentés, des menus, des humeurs. Ce qui transparaît surtout c'est le climat et l'évolution de leur relation passionnelle et fusionnelle : amour, déceptions, disputes, beuveries, signes annonciateurs de leur rupture.

Une autre émotion forte fut encore de retrouver le chalet du lac acheté par Nelson, en bordure de Calumet Lagoon , à proximité de Chicago . Les deux écrivains y ont passé le dernier été tumultueux. Décrit par Beauvoir dans les Mandarins , le chalet est resté exactement le même, soixante après : le barbecue où Nelson faisait griller des steaks, l'allée de gravier, la pelouse où Simone se mettait nue pour narguer le facteur, la boîte aux lettres où elle recevait les lettres de Sartre...

Après ces imposantes recherches et la publication de ce livre, quelle vision avez-vous de Simone de Beauvoir

Irène Frain : Elle avait une double personnalité, certains ont même prétendu «un état avant la schizophrénie ». Elle était tiraillée entre deux pôles qui paraissaient inconciliables. D'un côté elle était le Castor , « cette femme au cerveau d'homme », comme disait son propre père, « cette horloge dans un frigidaire » pour reprendre les mots d'une de ses maîtresses — car Simone eut aussi des aventures féminines —, cette intellectuelle brillante, mais soumise à l'emprise de Sartre.

De l'autre, il y avait la femme, qui découvrait avec Nelson l'amour passion, le désir, le plaisir. Entre eux deux s'est aussi épanoui un élan créateur. Simone encourageait Nelson à finir le livre qu'il n'arrivait pas à achever. Pour The Man with the Golden Arm , Algren recevra d'ailleurs en 1950 le National Book Award, le Goncourt américain.

Nelson fournit à Simone quantité d'informations, d'éclairages et ouvrages sur les féministes américaines, bien en avance sur les féministes européennes. Il lui donnera ainsi la matière, la dynamique pour écrire Le Deuxième Sexe , qui sera la pierre angulaire des mouvements de libération de la femme en France.

-Beauvoir in love, par Irène Frain
-Ed.Michel Lafon
-426 pages.
20 €

Par Elsa Menanteau

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