Pedro Almadovar parle de son dernier film, ”La piel que habito”

Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2011, 'La piel que habito' de Pedro Almadovar sort sur les écrans le 17 août 2011. Le réalisateur espagnol nous parle de son premier thriller.


Pedro Almodovar

Il y a des processus irréversibles, des chemins sans retour, des allers simples. La piel que habito raconte l'histoire de l'un de ces processus. L'héroïne emprunte involontairement l'un de ces chemins, elle est obligée d'une manière brutale d'entreprendre un voyage duquel elle ne pourra revenir. Son histoire kafkaïenne est une condamnation édictée par un jury composé d'une seule personne: son pire ennemi. Le verdict, par conséquent, n'est autre qu'une forme de vengeance extrême.

La piel que habito raconte l'histoire de cette vengeance.

Les premières images du film montrent une demeure entourée d'arbres, un lieu idyllique. La propriété s'appelle El Cigarral et elle est protégée par un mur d'enceinte et une haute grille. Par l'une des fenêtres de la demeure, elle aussi protégée par des barreaux, on devine une silhouette féminine en mouvement. Une fois à l'intérieur de la chambre, on découvre une femme qui semble dénudée et qui adopte des postures de yoga complexes.

Dans les gros plans, on s'aperçoit que son corps est entièrement couvert d'un body couleur chair qui épouse parfaitement ses formes comme une seconde peau. Dans la cuisine, Marilia, la gouvernante, lui prépare son petit-déjeuner. Elle le lui envoie dans un monte-plat qui s'ouvre directement dans la chambre de la jeune femme.

Depuis le début, El Cigarral est montré comme une prison en pleine nature. Un lieu isolé et à l'abri des regards. Quand on découvre Vera, la femme captive concentrée sur ses postures de yoga, et Marilia, sa geôlière, leurs premiers gestes nous paraissent étrangement quotidiens, dépourvus de tension. Mais la vie à El Cigarral n'a pas toujours été aussi paisible.

Au cours de ses six ans de réclusion forcée, Vera a perdu, entre autres, l'organe le plus étendu du corps humain : la peau. Elle a littéralement mué en chemin. La peau est la frontière qui nous sépare des autres, elle détermine la race à laquelle nous appartenons, elle reflète nos racines, qu'elles soient biologiques ou géographiques.

Bien souvent, elle reflète nos états d'âme, mais la peau n'est pas l'âme. Bien que Vera ait changé de peau, elle n'a pas perdu son identité. (L'identité et son invulnérabilité sont aussi l'un des sujets du film). Quoi qu'il en soit, c'est une perte terrible, quelque chose d'atroce. Et pourtant, ce n'est qu'une perte parmi toutes celles qui poussent Vera au seuil de la mort, que ce soit par sa volonté ou au bloc opératoire, entre les mains du docteur Robert. Mais Vera est une survivante-née et, après bien des vicissitudes, elle décide qu'elle «doit apprendre à vivre dans la peau qu'elle habite», même si c'est une peau imposée par le docteur Robert. Une fois qu'elle a accepté sa seconde peau, Vera prend la deuxième décision capitale pour sa survie: savoir attendre.

Elias Canetti, dans ses notes à propos de «L'Ennemi de la mort» (titre qui définit à merveille l'attitude de Vera face à la vie) du «Livre des morts», écrit: «...les incessantes allées et venues du tigre devant les barreaux de sa cage pour ne pas laisser échapper l'unique et très bref instant du salut

Curieusement, ce bref instant que mentionne Canetti se présente à Vera sous les traits d'un tigre, ou plutôt, d'un homme déguisé en tigre. Un jour de carnaval, un homme déguisé en tigre se débrouille pour parvenir jusqu'à la porte verrouillée de la chambre dans laquelle Vera est captive.

Cet événement met un terme à l'impasse dans laquelle vivent les trois personnages qui habitent El Cigarral. Contrairement aux coutumes du carnaval, à cet instant précis, les personnages laissent tomber leur masque et la tragédie finale projette son ombre sinistre sans qu'aucun d'eux ne puisse faire quoi que ce soit pour éviter l'issue fatale.

Une telle histoire me faisait penser à Luis Buñuel, Alfred Hitchcock et à tous les Fritz Lang (de l'expressionnisme au film noir). J'ai songé aussi à l'esthétique pop des films d'horreur de la Hammer, ou aux films les plus psychédéliques et les plus kitsch du giallo italien (Dario Argento, Mario Bava, Umberto Lenzi...). Le lyrisme de Georges Franju dans Les yeux sans visage m'est aussi venu à l'esprit. Après avoir évalué toutes ces références, je me suis rendu compte qu'aucune d'elles ne correspondait à ce que je souhaitais pour La piel que habito. J'ai donc décidé de suivre mon propre chemin et de me laisser porter par l'intuition, au bout du compte, c'est ce que j'ai toujours fait. En m'affranchissant de l'ombre des maîtres du genre (pour la simple et bonne raison que j'ignore à quel genre appartient ce film) et en renonçant à mes propres souvenirs cinématographiques, une seule chose était claire pour moi: la narration devait être austère et sobre, dépourvue de rhétorique visuelle et en aucun cas gore, même si dans les ellipses, on imagine que beaucoup de sang est versé.

M'ont accompagné dans cette traversée José Luis Alcaine, directeur de la photographie, à qui je n'ai pas expliqué ce que je voulais mais au contraire ce que je ne voulais pas et qui a su donner à la photographie du film la densité, la brillance et la noirceur qui lui seyaient le plus.

Aussi le compositeur Alberto Iglesias, le seul artiste que je connaisse qui n'ait pas d'ego. Il est infatigable, versatile, patient, capable de chercher dans une direction pour ensuite explorer la direction diamétralement opposée si je ne suis pas satisfait, toujours au service des exigences de l'histoire et de mon approche.

Et des acteurs généreux et précis, malgré le malaise évident dans certaines des scènes. Je les cite tous : Antonio Banderas, Elena Anaya, Marisa Paredes, Jan Cornet, Roberto Álamo, Blanca Suárez, Eduard Fernández, Susi Sánchez, Bárbara Lennie et José Luis Gómez.

Pedro ALMODÓVAR


Source : Dossier 'La Piel que Habito'

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Par Nicole Salez

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