Extrait de Monkey Business - Pincemin

Tandis que deux expositions des oeuvres de Jean-Pierre Pincemin ont actuellement lieu à Angers et à Céret, voici un extrait de 'Monkey Business', paru en 1998, dans lequel le peintre s'exprime sur sa vie et son travail, non sans humour.




*Jean-Pierre Pincemin, Monkey Business, Chambéry, Éd. Comp'Act, 1998.

Note pour une biographie qui trouvera peut-être son utilité pour comprendre comment on part d'un point pour arriver à un autre.

Je nais en 1944. April Seven Boulevard du Port Royal à Paris. Enfant, sans plus de qualités qu'un autre, je vécus chez ma grand-mère entre l'école publique et l'église. À l'âge de onze ans, comme beaucoup de mes petits camarades, je fus accepté en 6e.Comme alors une particularité d'existence : je n'étais ni heureux ni malheureux, j'avais un environnement et n'avais pas assez d'imagination pour en penser un autre.
Aller en 6e quand on habite Briis-sous-Forges, c'était prendre l'autocar à 6h30 qui vous menait à la gare d'Orsay (Seine-et-Oise) et, de là, prendre un train jusqu'à Palaiseau-Villebon. Je n'ai trouvé aucun attachement à ce changement d'école et me passionnais peu pour l'histoire de l'Égypte et pour les modes de calcul qui n'étaient pas l'arithmétique. Progressivement, je n'allais plus aux cours et passais mon temps entre gare d'Orsay et gare de Palaiseau, dans les bois, les rochers et les architectures locales.
Ce que je cherchais d'enseignement, je le trouvais dans les aventures «Blake et Mortimer». Le soir, par chemin inverse, je rentrais dans ma famille avec le souvenir de mes aventures et rarement avec des devoirs.

L'année suivante fut très différente. Mes parents avaient été probablement alertés de ma mauvaise conduite scolaire et bien que ce fût un sacrifice financier, je fus à l'école Saint-Nicolas à Igny. École de frères jésuites entourée de murs où poussaient les arbres en espalier. La grande porte marron était toujours fermée. Pour aller chaque lundi matin dans cette nouvelle école, j'avais casquette et boutons dorés. Je refaisais le même chemin par autocar et train, mais sans m'arrêter. L'internat ne m'a pas prêté plus d'intérêt que les études. J'adorais écouter les professeurs mais n'apprenais presque rien. Pour me consoler, restaient le chant de la chorale et un petit peu l'infirmerie. J'ai redoublé la 5e, j'aurais pu la retripler et même y être encore. Je sortais de cette école en connaissant l'Alléluia de Haendel et savais marcher avec des échasses.

Quand on a des enfants, il faut penser à leur avenir. Le mien passe par l'école d'apprentissage de Cachan où j'appris, tant bien que mal, le métier de tourneur. Comme on le devine, il n'y avait pas de raisons nouvelles qui eussent modifié mon comportement à l'attention des études.


La découverte des maîtres de la peinture


Un événement cependant s'est glissé dès la première année. Le professeur de dessin parlait à qui voulait bien l'entendre des maîtres de la peinture et du Louvre, lieu s'il le fallait des maîtres de la peinture. C'est sur ce chemin que tous les vendredis, je m'absentais de l'école (le cours de dessin industriel était dans un autre bâtiment, je me débrouillais pour ne jamais y arriver). J'allais au Louvre, je cherchais d'autres enseignements, j'allais devenir assez vite différent de mes camarades. Quand on a quinze ans, l'on apprend très vite. Je lisais les magazines et devins champion sur les connaissances du jazz, du cinéma, de la musique savante, et comble! de l'art moderne.

J'eus le CAP de tourneur. J'entrais dans la vie professionnelle à dix-sept ans. J'ai débuté dans une petite entreprise puis, après un «essai», entrais à la Snecma (entreprise nationalisée d'études et de fabrication de moteurs d'avion). J'étais engagé sur un horaire de 6 h à 14 h ou de 14 h à 22 h. J'allais être assez libre de mon temps.

À Paris, en 1962, les galeries d'art étaient situées rive droite de la Seine ou rive gauche. À droite, les galeries traditionnelles de prestige (sauf Mathias Fels), à gauche les courants montants, les avant-gardes.
Les artistes de la galerie Denis René représentaient ce qu'il y avait de plus nouveau : un art objectif, visuel, débarrassé du fatras poétique, psychologique et historique. C'est à travers Vasarely qu'il était possible de deviner les inventeurs du Bauhaus, Mondrian et de comprendre l'avant-garde russe.

En corollaire l'esthétique industrielle, l'étude de la forme des machines, des voitures, des avions et une «prospective en architecture» étaient de mise. L'on ne dira jamais assez l'importance de Vasarely sur la pensée des avant-gardistes manipulant les principes minimaux de la géométrie ou de l'informatique.

Sans changer de quartier et sans se priver, il y avait d'autres choses à voir. L'avant-garde était mon truc, je me gardais dans un mode de pensée : je pouvais le faire, donc je m'y intéressais. Le cinéma expérimental : image photographique en mouvement, projetée selon une méthode de montage, accompagnée d'une bande-son empruntée, suffisait pour me faire croire que, par un matériel modeste, je révolutionnais la pensée universelle.

J'ai travaillé par cette méthode sur les Désastres de la guerre de Goya, l'œ,uvre de Sébastien Stoskopf, Robert Delaunay, Rauschenberg et encore d'autres choses, d'autres choses d'autres choses! car quand on est expérimental et empirique, l'on fait beaucoup de choses différentes.
La conjugaison de l'image en mouvement, perçue par le mode de montage, associée à une bande-son dont les repérages étaient aléatoires et permutables laissait une recherche sans fin.
J'ai compris assez vite que cette recherche était indispensable mais qu'il fallait peut-être en venir à des choses plus sérieuses. Je n'en ai pas eu le temps, service militaire oblige, allait commencer une autre histoire.

Mauvaise affaire, incapable de m'adapter dans un milieu dont les règles n'avaient pas ma convenance avec cette fois la particularité militaire et la force de police si l'on s'en évade.
J'avais trois livres : l'un sur la recommandation d'Orson Welles était les Essais de Montaigne, les deux autres étaient La Pensée sauvage de Lévi-Strauss et, dans un effort de dignité pour le corps constitué Guerre et Paix de Tolstoï.
Tant et si bien qu'il ne fallut que trois mois pour faire de moi un «zombie», forme particulière sans aucune défense, affaibli et disponible au corps médical. Je fus admis à l'infirmerie par le médecin capitaine pour «allergie aux kaki» et mieux encore, intégré dans le système administratif et soignant de cette annexe du régiment. J'eus la responsabilité de toutes les vaccinations et assistais le médecin capitaine comme il se doit dans les consultations. J'assurais avec perfection le service, écoutais sa médecine, lisais les revues médicales, rédigeais les ordres de mission. Ce docteur Milhes est certainement l'homme que j'ai le plus aimé dans ma vie, il était beau, avait une jolie voix du sud-ouest, avait une totale confiance en moi dans les limites qu'il m'accordait de faire des diagnostics, mais pas de thérapie. J'usais légèrement de mes pouvoirs pour faire admettre mes copains à l'infirmerie, les exonérer des corvées et les promener en leur faisant des ordres de mission. J'imitais parfaitement sa signature. Je m'étais aménagé une «cabane bambou» dans les greniers et réalisais, avec des moteurs électriques, de grandes peintures sur les draps que nous avions en stock, avec de la peinture d'iode, du bleu de méthylène et du mercurochrome. C'est pendant une permission et dans cette période-là que j'ai rencontré Jean Fournier.

D'abord, sachons que Jean Fournier avait acheté une maison dans le même village où habitaient mes parents. C'est le peintre en bâtiment, un peu italien, qui venait de peindre la grille de la dite propriété, qui me prit en «stop» sous sa propre responsabilité, en effet il n'avait son permis de conduire que depuis une journée. Chemin faisant (j'allais à Paris au Salon de Mai), il fut convenu qu'il me présenterait à Jean Fournier dont je ne connaissais pas la galerie et redoutais le pire. Ce qui fut fait. Jean Fournier m'examina gentiment. Il connaissait presque tout ce que je connaissais.
Il fut la première personne à qui je parlais dans le sens biblique du terme, et dans la suite du temps, nous devînmes amis. Avant de partir de sa librairie-galerie, il m'offrit l'Éloge de la main de H. Focillon et me dit que j'étais fait pour être peintre. J'ai pris cela très au sérieux.
Les choses changeaient dans mon infirmerie, le médecin capitaine était malade et hospitalisé à Strasbourg. D'autres médecins le remplaceront, je faisais quelque peu l'intérim entre les différents offices de médecins. Celui qui me poussa définitivement dans mon rôle, fut le nouvel aspirant médecin, J. Rodier. Il était arrivé un après-midi sans prévenir et prenait ses fonctions le lendemain. Le Dr Rodier était ami avec Jean Fournier, par la conversation nous nous en rendîmes compte et nous pûmes travailler ensemble —, de ce fait, j'allais bientôt imiter sa signature et retrouver mes privilèges.

J'allais partir bientôt, il me prêta un peu d'argent pour louer une chambre à Paris sans avoir à le demander à mes parents. L'idée d'un retour à l'usine et de reprendre les manivelles (expression typique du tourneur) ne m'enchantait guère. Même travail, même horaire : cette fois à Boulogne-Billancourt pour la réparation des moteurs Pratt et Whitney —, frais l'été, froid l'hiver. Il fallait rectifier les pales du rotor des réacteurs qui faisait effet de ventilateur sur l'opérateur aux manivelles. Démission de la Snecma, escapade à Florence, puis Marseille. D'entreprise en entreprise, je fis tout ce qu'il était possible de faire, y compris le bâtiment, horaires impossibles, syndicalisme corrompu et majesté de la construction navale.
Retour à Paris avec un bébé né à Marseille. D'entreprise en entreprise : mécanique en robotique, fabrication des trains d'atterrissage d'avions pour Messier, roulements à bille SKF, nez de Concorde chez Alcatel et pour finir un contrat de un an au CNRS pour un laboratoire de recherche de spectographie —, année de rêve, collaboration avec des gens peu pressés. Mars 1968, fin de contrat. Usine de fabrication des freins automobiles, engagé pour l'entretien et la fabrication des machines. J'en partirai en 1972, date à laquelle j'arrêterai ce récit.

Revenons donc en arrière. En 1963 ou 1964, les questions artistiques s'organisaient entre les tenants du progrès et les autres. Dans cette dernière catégorie, l'institution tenait bien son rôle et maintenait contre elle-même une pression contestataire et, par là même contre l'État. Les progressistes étaient de gauche, les autres de droite.
Cette idée de progrès se vérifiait de tous côtés, l'amateur de jazz entendait les différences et les recherches de style entre Louis Armstrong et Dizzy Gillespie, et cela sur des espaces vivants et enregistrés depuis quarante ans. Le cinéma produisait déjà sa propre histoire avec la classification : les pionniers, les inventeurs, les auteurs.
Pierre Boulez, dans ces conflits, fut le plus parfait. Analyste et ferme, l'œ,uvre musicale prenait corps dans la pensée et dans rien d'autre, si je puis parler à sa place.
L'intelligence, l'exactitude et la science devenaient indispensables à la conscience.
Parler n'est rien d'autre que connaître un langage, analyser ce langage, et faire produire ce langage.
La pensée marxiste, Claude Lévi-Strauss, Leroi-Gourhan, les premiers numéros de la revue Tel Quel et encore et encore ont tenu cette période dans une discipline de l'esprit. N'importe quoi, n'importe comment n'étaient pas de mise, même pour produire du progrès.
Dans la peinture, la contradiction arrive par la galerie Sonnabend qui expose les artistes pop-américains. Que voyons-nous? Des couchers de soleil de Lichtenstein comme exécutés par un carrossier avec de la tôle perforée, Andy Warhol qui sérigraphie des fleurs, ou Jasper Johns qui peint le drapeau américain. Ces artistes ne devaient rien à Marcel Duchamp ni La Fayette. Artistes made in USA, ils le devaient à eux-mêmes et les Français furent chagrins. La France insulaire était menacée.
L'espace Pop made in USA était nouveau, était vivant, les artistes étaient proches des jazzies par leur indifférence et leur sens pragmatique d'organiser une session ou une œ,uvre d'art. La chose peinte, si l'on peut dire, ne s'engageait pas dans la complexité métaphysique, mais était visuelle, objectivement visuelle, en surintentionnant la communication.
Cette chose reste encore totalement active, le style pop art est international, laissant à chaque localité la liberté du goût qu'elle a de ses scories culturelles.
Peindre en 1966, c'est connaître dans le désordre : l'avant-garde russe, Mondrian, l'école expressionniste américaine, l'école pop américaine, les classiques modernes, et surtout ignorer l'école française de Paris. Or maintenant, si nous souhaitons la belle cohérence de Baudelaire, les risques brûlants de Rimbaud et, s'il vous plaît, l'articulation raisonnante de René Char, et si vous vouliez faire une œ,uvre contemplative, quasi religieuse et sentimentale, le peintre allait donc prendre la «félicité des bêtes», son action anonyme ne sera qu'une mise en place : point de sujet peintre, projet d'aliénation. L'objet se constituait dans la neutralité, un gramme de déceptivité, et un désir d'expansion. Il acceptait les vertus de l'analyse de la musique et retrouvait «modèles» dans le sens pattern de sa culture propre. Ce fut là ma participation éloignée au groupe Supports/Surfaces.
C'est la fin aussi du récit.




Par Nicole Salez

Portrait de admin

Ajouter un commentaire