Spécial 8 mars. INTERVIEW : Irène Frain, la réussite faite femme

La romancière Irène Frain est depuis toujours investie dans la défense de la cause féminine. Elle explique cet engagement par l'expérimentation de l'injustice qu'elle a faite très tôt. Celle qu'elle a héritée de sa mère, obligée d'abandonner ses études pour devenir couturière alors qu'elle se rêvait infirmière. La sienne ensuite, lorsque brillante agrégée de lettres à 22 ans, elle a dû faire face au harcèlement sexuel d'un professeur puis à la misogynie du monde littéraire. Elle a malgré tout brillamment réussi, tordu le cou aux préjugés et « duré », preuve ultime de son talent.

Aujourd'hui, dans un entretien exclusif, Irène Frain témoigne, revient sur l'affaire DSK, appelle la nouvelle génération à jouer plus « collectif » et les institutions françaises à aider les femmes artistes à se faire respecter.

Irène Frain

- D'où vient votre engagement en faveur des femmes ?

- De la vie. De l'expérience, de mon expérience. Pour se battre contre l'injustice, il faut l'avoir expérimentée très tôt dans sa vie. Pour une femme comme pour un homme, un engagement ne s'explique jamais par une position théorique qui vous traverse la tête et dont vous cherchez ensuite à vérifier le bien-fondé sur le terrain. C'est tout l'inverse : vous êtes révolté par une situation, vous vous dites : « Comment cela a-t-il pu arriver ? Et comment, à partir de ces raisons, remédier à la situation ? »

C'est particulièrement vrai pour le combat des femmes. Chaque fois qu'une femme s'est battue, c'est qu'elle avait éprouvé l'injustice dans sa chair. Regardez Simone de Beauvoir. Même si elle n'a pas été très explicite sur ce point, c'est très clair quand on regarde son parcours. Elle n'aurait pas écrit « Le Deuxième Sexe » si elle n'avait pas vécu le second rôle « d'égérie de Jean-Paul Sartre » dans lequel elle était cantonnée par les media vers 1945-1947 — et un peu par Sartre lui-même, du reste.

Lors d'un voyage aux Etats-Unis, en observant la condition des Noirs, elle a saisi de façon émotionnelle, empathique, ce qu'il y a de commun entre toutes les oppressions. A partir de là, elle a établi une grille de lecture de la condition féminine qui a constitué un véritable séisme. Le séisme de la vérité ! Mais ça a commencé par être un séisme pour Simone de Beauvoir elle-même. Car cette vérité était là, depuis des siècles, à fleur de conscience. Toutes les femmes l'avaient douloureusement expérimentée dans leur vie quotidienne sans pouvoir la formuler, ni même se la formuler..

« Colette est morte ? Mais c'est épouvantable...»

Ma mère a été retirée de l'école à 14 ans par sa mère pour devenir couturière, alors qu'il lui aurait suffi d'un an de plus pour avoir son brevet et qu'elle puisse devenir infirmière —, c'était son rêve. Elle a été mariée très jeune, a eu cinq enfants. Quand vous êtes une petite fille aimante, que vous avez une mère intelligente qui éprouve un sentiment profond d'injustice, vous le partagez très tôt...Un incident m'a particulièrement marquée. Ma mère lisait énormément. Elle avait notamment tout lu de Colette , je l'ignorais, bien sûr.

Un jour, parcourant le journal local —, « La Liberté du Morbihan » —, elle s'est exclamée : « Comment, Colette est morte ? Mais c'est épouvantable... ». Nous étions en 1954. Je me souviens que j'ai levé le nez: « Qui est Colette ? » — je pensais que c'était quelqu'un de la famille. Ma mère s'est récriée : « Mais c'est une femme écrivain ! Ses livres sont formidables ! Et en plus, ils ne l'ont même pas laissée entrer à l'Académie Française !». J'ai dit : « Qui, ils ? ». « Les hommes, là, à Paris. Colette n'était qu'à l'Académie Goncourt ». Dans son misérable bout de longère sans confort, ma mère savait tout de la vie littéraire parisienne, et elle avait compris tous ses ressorts...J'avais 4 ans. Je ne pense pas avoir compris le détail de ce qu'elle disait, mais je sais que j'ai tout de suite fait mienne sa révolte. J'ai immédiatement saisi son message : le monde fonctionne à deux vitesses. Une, la plus rapide, pour les hommes. Et la seconde, pour les femmes...

Je raconte très rarement cette anecdote car on pourrait la prendre pour un acte de candidature, ce qui n'est absolument pas le cas. Si elle est restée aussi nette dans ma mémoire, c'est que l'état de conscience de ma mère, rare en ces années 50, m'a marquée. Même si j'étais très petite, je sentais bien qu'elle survivait grâce à la lecture. Et qu'elle avait trouvé dans les livres de Colette une image de ce que pouvait être la liberté des femmes.

Ma mère et mon père voulaient que leurs filles réussissent. Nous étions d'un milieu très modeste, juste au-dessus des pauvres. Grâce à mes parents, je n'ai jamais pensé qu'à l'école il y avait des choses interdites aux filles. J'ai toujours pu lire ce que je voulais. La misogynie s'exprimait plutôt dans le domaine de la sexualité. Les filles n'avaient pas le droit de sortir. Il n'y avait pas le droit à la contraception. Je me rappelle ma mère avec ses 5 mômes, les lessives, au lavoir, ses mains gercées, son épuisement, ses jambes percluses de varices...Cela m'a marquée... Et j'ai pu aussi mesurer l'aigreur que cela pouvait susciter. C'est ainsi que l'on fabrique de la misogynie : en créant des femmes opprimées. Elles vieillissent, font un bilan — vie gâchée ou foutue — et elles deviennent aigres avec leurs filles. La relation mère-fille en pâtit lourdement.

- Avez-vous été vous-même victime de discrimination ?

- Les injustices je les ai vécues plus tard, à l'Université, quand j'ai eu tous mes diplômes. J'étais jeune et jolie donc... je n'étais pas crédible ! J'ai aussi subi le harcèlement sexuel d'un supérieur. En 1977, ça ne s'appelait pas comme ça. Et c'était fréquent. J'avais 27 ans, mais ça ne m'a pas empêchée d'ouvrir la bouche et je me suis très bien défendue !

Mais là où j'ai le plus violemment expérimenté la misogynie — je serai très claire car je crois qu'il faut arrêter avec ça, vraiment — c'est dans le milieu littéraire. Ma légitimité intellectuelle était incontestable : j'avais eu mon agrégation de lettres à 22 ans, tout en élevant ma fille que j'ai eue à 19 ans. Dans l'Education nationale, malgré tout, à travail égal, salaire égal. Et pour l'avancement dans la carrière d'enseignant, on est mauvais ou bon prof : pas de différence avec les hommes.

Mais quand j'ai publié mes premiers livres, à ma grande stupeur, j'ai vu que le simple fait d'être une femme suscitait immédiatement le soupçon. Par exemple, au moment de la parution du « Nabab », on chuchotait dans mon dos: « Elle est trop jeune et trop mignonne, ce n'est pas possible qu'elle ait écrit un premier roman aussi réussi, c'est un nègre qui l'a écrit... » Et bien entendu, j'avais couché avec tout le monde... J'essayais d'en rigoler, mais bon, ce n'était pas tous les jours fête ! Un éditeur qui avait publié un de mes livres a voulu en profiter. Il tournait autour de moi, je l'ai éconduit. Jusque là, rien de grave, si ce n'est que dans sa fureur, il a cru pouvoir se dispenser de me régler mes droits d'auteur ! Je l'ai assigné en justice. Et j'ai gagné ! Ce qui ne m'a pas valu, évidemment, que des amis, en ces temps où les femmes étaient systématiquement traitées d'hystériques quand, tout simplement, elles défendaient leurs droits !

Irène Frain

En littérature, la femme est systématiquement minorée

Marguerite Duras le disait avec un grand franc-parler : « Dans le milieu littéraire, si on est une femme, il faut attendre d'être vieille et moche pour être reconnue ». Une « minorisation systématique » s'attache à la femme qui écrit. Si elle est jeune et belle à la fois —, car si elle a un physique quelconque, ça passera ! - elle a tout faux. Sauf à entrer dans le circuit des échanges sexuels. Je me suis longtemps demandée pourquoi , et je pense avoir maintenant un début d'explication. L'écriture est un pouvoir. Mais la sexualité féminine aussi. Celle-ci intrigue les hommes et, souvent, leur fait peur.

Si vous détenez les deux pouvoirs à la fois, il y en a un de trop ! On vous met en demeure de choisir. Et si vous ne le faites pas, ce milieu, où la position masculine est dominante, cherche à discréditer votre écriture par tous les moyens. Il s'agit d'une réaction instinctive, je pense, je ne crois pas qu'il y ait là-dedans quelque chose de machiavélique : toute agression est due à la peur. Moyennant quoi, il ne reste à la femme qu'une seule solution : tâcher de durer. C'est jouable, car, contrairement aux actrices, les femmes qui écrivent ne sont pas tributaires de leur physique. Au contraire, plus elles écrivent —, et la loi s'applique évidemment aux hommes ! — plus elles peuvent « mûrir » leur talent. Un peu comme un bon vin. A condition, bien sûr, de ne pas se laisser abîmer par les agressions du milieu. Là encore, comme le bon vin !

-Pensez-vous que la situation se soit améliorée pour les jeunes écrivaines aujourd'hui ?

- Elles ont les mêmes difficultés mais elles sont bien plus rompues à vivre dans un monde violent et chaotique, et je les admire beaucoup pour leur pugnacité. Il y a toutefois beaucoup de « casse » : regardez Tristane Banon.

En la matière, toutefois, je voudrais bien disposer de chiffres. Il n'y a aucune statistique sur les femmes-écrivains, leurs revenus, leur rayonnement, leur durée dans le paysage culturel. Et ça se comprend : c'est une couche de la population ultra-minoritaire. Mais souvent je me demande où sont passées les femmes qui brillaient, bien plus que moi d'ailleurs, dans les années 80. Elles étaient nombreuses, créatives, belles. Pourquoi ont-elles disparu ? Se sont-elles découragées ? Si c'est le cas, pourquoi ? Un autre point m'interpelle : quand une femme réussit malgré tout à durer — ce qui signifie d'ailleurs que le public est toujours là, car, homme ou femme, c'est le public qui choisit, ne l'oublions pas ! — il y a cette petite façon dont on ricane gentiment dans son dos :« Ouais, mais c'est une bosseuse... ». Serait-il possible d'envisager très humblement une autre hypothèse (Ndlr : Irène Frain feint de lever timidement le doigt comme une élève devant un maître):

« S'il vous plaît, serait-il indécent de considérer pendant un quart de minute que peut-être j'ai une once de quelque chose dont j'ose à peine dire le nom —, au risque que cela vous paraisse une obscénité dans ma bouche de femme — et que je prononce avec beaucoup de précaution : le talent... ».

La femme-écrivain, on la reconnaît encore trop souvent sous les espèces d'une créature qui, dans l'esprit des hommes, ne serait pas « une vraie femme » — Marguerite Yourcenar « l'homosexuelle » , Duras « une piquée »... Je force un peu le trait, mais les vieux fantasmes ont la vie dure. Tant pis si ça choque, c'est le 8 mars : il faut le dire.

Encore victime de discrimination aujourd'hui

J'ai été victime, il n'y a pas si longtemps, d'une discrimination ahurissante. J'ai reçu un prix littéraire qui était attribué pour la première fois à une femme. J'ai appris bien plus tard, par un pur hasard, que ce prix était assorti d'une dotation financière. Et que, l'année qui avait suivi ma récompense — purement honorifique, en ce qui me concernait, un simple bout de papier !— le jury avait repris sa tradition et attribué le prix à un homme. Assorti de la dotation financière, évidemment ! J'ai alors enquêté. Et appris qu'un juré influent, révulsé par le fait qu'une femme obtienne ce prix, s'était arrangé pour que j'ignore l'existence de cette dotation ... Je ne me suis pas laissé faire, évidemment. J'ai calmement réuni toutes les preuves de cette discrimination et j'ai tout aussi sereinement demandé — et obtenu !— l'équité.

C'est là que je me suis bénie que la République française se soit dotée d'une loi contre les discriminations sexuelles : sans cette loi, je n'aurais jamais reçu le montant du prix. Il était symbolique, mais justement, parlons du symbole. Ce qui m'arrivait signifiait : quand l'homme fait un beau travail, on le paye. Pas la femme. Elle, tintin, zéro ! Cela ressemblait très fortement, vous en conviendrez, à une « charia littéraire » ! Je demeure très marquée par cette histoire.

Au-delà de la colère et de la révolte, une question me tourmente: comment, au cœ,ur d'instances respectables et respectées, des hommes, en France, peuvent-ils encore s'autoriser de tels comportements ? Cela veut-il dire que nous vivons une régression de l'égalité homme-femme? Ou est-ce dû à la peur qu'éprouvent les hommes devant les femmes ? Pas seulement devant leurs compagnes ou les femmes politiques, devant les artistes aussi ? J'aimerais bien le savoir.

- Quels conseils donneriez-vous aux jeunes femmes artistes aujourd'hui?

- « Protégez votre force de rébellion ! Et prouvez le mouvement en marchant ! » Je veux dire par là que, comme pour les hommes, ce sont nos actes qui constituent nos discours les plus convaincants... Il faut aussi que nous, femmes artistes, protégions absolument notre « niaque », car il en faut, qu'on soit homme ou femme, pour s'aventurer sur les terres dangereuses de la création, que l'on soit sculptrices, photographes, cinéastes etc. Il faut se lever tous les matins avec l'envie d'y aller. Dire « non ! » à tous ceux qui veulent nous casser...

L'affaire DSK : une secousse tellurique

Faisons aussi confiance au Temps. La société n'évolue pas par des révolutions décrétées, mais souterrainement. Puis, soudain, surgit un événement qui cristallise les révoltes et désirs de changements qui nous travaillent au quotidien. Un peu comme une secousse tellurique. Incontestablement, l'affaire DSK fait partie de ces événements.

L'indignation devant certains comportements masculins tourmentait silencieusement les femmes depuis des années, puis l'affaire a éclaté et les choses ont subitement avancé. Un exemple concret : désormais, quand un homme tient des propos misogynes devant moi, je dis simplement : « Attention, là ! Vous vous êtes écouté ? » et les hommes n'insistent pas. Mieux, ils s'excusent spontanément. Ce n'était pas possible avant l'affaire DSK. Dès qu'on formulait ce simple « Attention, là.. » on se prenait une rafale de sarcasmes ! Nombre d'amies m'ont confié qu'elles faisaient le même constat. Quelle que soit la vérité juridique de cette affaire — ou la vérité tout court, à supposer qu'on la connaisse un jour — elle a constitué pour les femmes un tournant historique.

- Que souhaiteriez-vous voir changer ?

- Je voudrais que les femmes aient davantage le sens du collectif. Qu'elles prennent conscience que, pour s'en sortir en tant que femme, il faut se méfier de l'idéologie individualiste de la « killeuse », la femme-chef qui va tout bousculer sur son passage et se proposer comme modèle aux autres. C'est un contretype très déplaisant des modèles masculins ! Je pense que la femme devrait redévelopper le lien, qui est le premier des ses talents. Nous, femmes, devons absolument nous démarquer de l'idéologie contemporaine, si narcissique, si individualiste. Et éduquer nos enfants, nos petits-enfants en ce sens. Pas seulement les filles, les garçons aussi ! Enfin nous avons une carte à jouer dans la crise. Dans les temps difficiles, les femmes ont toujours démontré qu'elles avaient le sens de la continuité, de l'articulation du quotidien avec les perspectives de longue durée, ce qui est essentiel pour la survie d'un groupe, quel qu'il soit. Il est donc capital que les jeunes femmes investissent le champ des responsabilités politiques.

Le législateur a aussi un rôle à jouer. Il a fait voter la loi contre les discriminations raciales et sexuelles. C'est aussi important que la loi Veil. Il faut à présent que les institutions manifestent par des déclarations et des gestes concrets qu'elles s'engagent, et qu'elles mettent en place une veille sur les discriminations faites aux artistes femmes. On n'arrive à rien si certains principes fondamentaux ne sont pas gravés dans le marbre de la loi. Je crois en la République Française : si elle n'avait pas existé, je n'aurais pas pu faire d'études. C'est parce que je lui dois tout que je lui demande aujourd'hui de nous aider, nous femmes-artistes, à nous faire respecter.

Par Michèle Folian

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